Il tend ses tiges vers le ciel. Se déploie majestueusement. Il nourrit. Protège. Réchauffe. Symbole de la résilience, de la pérennité. Il a vu passer le temps, les décennies, les siècles. Toutes les armées, les processions, celles des vivants comme celles des morts, ont défilé devant lui. Il a tout vu. Mais ne dit mot. Témoin de l’histoire, observateur privilégié des événements, même les plus anodins, il sait se taire. « Assieds-toi au pied d’un arbre et avec le temps tu verras l’Univers défiler devant toi », dit un proverbe bantou.
Sa symbolique remonte à la nuit des temps. Pourquoi associe-t-on les ramifications d’une famille à l’idée d’un arbre? Est-ce parce que les branches qui tendent leurs tiges vers le ciel ne sont qu’une infime partie de sa structure? Que ce sont les racines, fermement ancrées dans le sol, qui sont le réel garant de sa survie? Ceux qui nous ont précédés ont plongé leurs racines dans le sol de la terre qui les nourrissait, comme ces arbres vénérables que l’on observe dans les cimetières, mais tout autant le long des avenues monumentales des grandes villes. Souvent le tribut des vainqueurs, rarement celui des opprimés. L’arbre est visible et palpable. Mais il évoque tout autant l’invisible. Le dit et le non-dit. Le connu et le méconnu. L’inclus et l’exclus.
L’arbre de nos villes et cités fait partie intégrante du mobilier urbain. On l’a choisi pour des motifs d’esthétique. Il est un des instruments dont l’architecture se sert pour camper un décor. Il règne en général seul, ou aligné avec certains de ses semblables, le long d’une avenue qui nous mènera parfois à une fontaine ou à un monument. L’arbre est, comment dire, individuel. Solennel et solitaire. Même s’il est partie d’un groupe. Quand il meurt, on s’empresse de le remplacer. Il suscite parfois des sentiments de la part des promeneurs, un attachement même, quand ce n’est pas de l’intérêt, du chien marcheur et de son maître!
À l’autre extrémité de ce spectre numérique, les forêts démesurées de l’Amérique du Nord ou d’ailleurs. L’homme d’ici, indigène ou nouvel arrivant, a dû se tailler une place, apprivoiser la nature quand elle était indomptée, défricher, dépecer littéralement les forêts pour établir un espace à sa mesure, se chauffer, se loger, quand il était colon. Prétendre arriver à décompter ces arbres nous ferait basculer dans l’infini des nombres et dans l’incommensurable. Il en va de même de l’expérience humaine et de ce qui nous rattache à l’humanité. Pour chacun d’entre nous partir de soi pour remonter, redescendre devrait-on plutôt dire, vers ses ancêtres équivaut à tomber, à un moment donné, dans l’innombrable. Mais, pour y arriver, que de détours! À quel moment arrête-t-on d’inclure ces ancêtres dans notre « nous », parce qu’ils sont désormais « eux »?
Des questions qui nous font réfléchir. Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Qui étaient ceux qui nous ont précédés? De quel bois étaient-ils faits? Que reste-t-il de leur passage sur terre, sur cette terre dans laquelle, tous, ils reposent maintenant? Quelle part de leurs passions, de leurs dons, nous ont-ils léguée? Quels gènes transmis de génération en génération ont-ils sans même le savoir la plupart du temps relayé auprès de leurs descendants? Quelles tares, brassées et mixées, parfois endormies puis catapultées sans autre préavis, coulent encore dans nos veines? Qu’est-ce que la filiation? Qu’est-ce que la légitimité? De qui venons-nous? Mais également : Où allons-nous?
Ceux que l’on appelle nos ancêtres ont-ils fait bon usage des enseignements et des richesses que leurs propres aïeux leur avaient légués? N’ont-ils reçu en héritage que misère et calamités? Le bagage de bonheurs ou, inversement, le fardeau des malheurs accumulés, ont-ils laissé une empreinte génétique indélébile? La turbulence des gènes agite-t-elle inutilement les cœurs et les têtes? La bonne sève remonte-t-elle jusqu’au faîte de l’arbre?
Il a certes existé de bonnes et de mauvaises âmes parmi nos aïeux. Des anges et des moutons noirs. Leur influence pèserait-elle encore subrepticement sur nous? Sommes-nous fatalement programmés génétiquement pour reproduire les mêmes gestes, et pour succomber aux mêmes écarts et égarements?
Qu’est-ce qui pousse un jeune homme à quitter sa terre natale? En reviendra-t-il? Qu’est-ce que l’exil? Est-il vrai que la première génération d’une famille déracinée, en particulier le père et la mère, est une génération sacrifiée? Jamais complètement immigrée, là où elle pose son baluchon ou ses valises, jamais complètement arrachée de là où elle est venue?
À quoi servent les secrets de famille? Pourquoi nous les passons-nous en catimini, d’un initié à un autre initié, au lieu de les révéler au grand jour? Pourquoi oblitère-t-on les drames au lieu de nous en inspirer pour agir mieux? Pourquoi faut-il que ce soient les enfants qui écopent, quand les adultes sacrifient la vérité pour sauver les apparences? Pourquoi le prénom d’une enfant abandonnée au fond du Mississippi, entendu de façon incantatoire dans sa jeunesse, devient-il obsédant à ce point qu’on part en quête de son histoire? Et surtout : pourquoi le goût pressant de réveiller les morts et de leurs secouer les puces, nous saisit-il un jour, malgré les « chut! » et les « non! »?
Cela ne va pas sans déchirements. J’ai découvert les plaisirs, et les douleurs, de la généalogie parce que je voulais comprendre. Mon récit porte sur l’histoire de mes familles : nous sommes la résultante du croisement de multiples ascendances, et non d’une seule. Ce que je dépeins est également le reflet du Québec des années cinquante, et des époques qui ont précédé. Toute quête généalogique comporte sa part de butinage, dans tous les sens du terme. Je n’y ai pas échappé. Parfois j’aborderai des sujets de façon irrévérencieuse en révélant des faits sur ma famille qui n’honoreront pas sa mémoire. Aimer ses parents c’est peut-être les accepter tels qu’ils étaient, finalement. Et mon gruyère comporte encore bon nombre de trous!
Je n’aime pas les secrets. Mais par respect pour ceux qui sont encore de ce monde, je ne parlerai de façon générale que de personnes décédées. La manne est quand même abondante. Voici mon arbre.