EdithBedard.ca Mon arbre

EdithBedard.ca

159 – La mort de Lizzie

(les enfants de Mary-Ann 8)

J’ai décrit aux chapitres 157 et 158 la mort de Mary-Ann O’Neill et celle de François-Régis Gosselin, mes deux arrière-grands-parents paternels. Il s’agissait d’une reconstitution, basée sur des documents d’état civil, puisque je n’avais pas assisté à leur mort.

Ma sœur Andrée et moi-même seules avec Lizzie lorsqu’elle meurt. Il en alla tout autrement de la mort de Lizzie, ma grand-mère paternelle. Lizzie est décédée le 16 août 1963, à l’âge de quatre-vingt-huit ans et après une maladie de quelques semaines. Ma sœur Andrée et moi avons été les seules témoins de ses derniers moments. Nous avions été réquisitionnées pour la veiller parce que tantes Élizabeth et Thérèse, accompagnées de ma mère, étaient descendues à Québec s’acheter des vêtements de deuil en prévision de la mort imminente de Lizzie. Nous étions seules avec elle.

La mort en direct, quand on a à peine quinze ans, cela crée un choc. Et cela ne s’oublie pas.

Une grand-mère réservée et peu démonstrative. J’ai décrit précédemment dans ce blogue (voir chapitre 41 Mathilde, ma grand-mère paternelle : une énigme) combien Mathilde (dite Lizzie), ma grand-mère paternelle, m’intimidait quand j’étais enfant. Sa réserve à mon égard me peinait. J’aurais tellement aimé qu’elle me cajole, me prenne sur ses genoux. Cela n’arriva jamais. Qui plus est, depuis ma naissance jusqu’à son décès, quand j’avais quinze ans, elle n’accepta d’invitation de mes parents qu’à deux reprises, bien que nous ayons été voisins immédiats. Pourquoi en fut-il ainsi? Elle n’avait pas accepté le remariage de mon père avec Marcelle, ma mère.

Disparue, la Lizzie vibrante et pétillante décrite par Ferdinand Verret. En 1963, Lizzie avait quatre-vingt-huit ans. Elle habitait toujours la maison ancestrale et passait désormais ses journées à la fenêtre, à tricoter ou à ne rien faire. C’était une très vieille dame, qui n’entendait plus très bien. Mes deux tantes, Thérèse et Élizabeth, s’occupaient d’elle avec dévouement. Mais sans tendresse. On peut les comprendre. Peut-être avaient-elles enfin compris qu’on les avait sacrifiées au profit de leurs trois frères (voir chapitres 43 et 44). Cette très vieille dame était fort différente de la jeune femme vive et intéressante que décrira Ferdinand Verret et que je découvrirai des années après sa mort, grâce à lui! Évanouie la jeune Lizzie, généreuse et spontanée, la Lizzie tellement amoureuse de son beau Joseph-Arthur. Finies à jamais les années de ballades en voiture avec Lucie et Ferdinand. Et ces soupers de famille, véritables banquets, où elle aimait recevoir ceux qui lui étaient chers (voir chapitre 87 Le rapprochement des continents : Ferdinand Verret et les Bédard).

Lizzie passe de sa fenêtre au lit. Au début de l’été 1963, ma grand-mère s’était mise à passer de plus en plus de temps couchée. Elle disait qu’elle se sentait fatiguée. Puis elle garda le lit en permanence. Arrêta de se lever et même de s’alimenter. Les symptômes d’une insuffisance rénale? Le seul médecin qu’elle connaissait était mon père, son fils. Papa décréta qu’elle était comme une lampe qui s’éteint tout doucement. Il fallait laisser les choses suivre leur cours comme le destin le déciderait. Après tout elle avait quatre-vingt-huit ans. Il venait quotidiennement à son chevet. Et c’est ma mère qui, de par son statut d’infirmière, pris en main les soins d’hygiène, avec le concours de tante Thérèse.

Lizzie n’avait jamais mis les pieds dans un hôpital. Jamais il ne fut question de l’hospitaliser. Elle appartenait à une époque révolue, dont la modernité la plus élémentaire était exclue.

Lizzie s’affaiblit et tombe dans le coma. Cela dura des semaines. Vint un moment où elle perdit conscience. Mes sœurs, venues à son chevet, reprochèrent à mon père de ne pas se préoccuper du confort de ma grand-mère, en arguant qu’il faudrait lui installer au moins une perfusion. Il n’obtempéra pas à leurs demandes. Sans doute agissait-il en conformité avec ce que sa mère souhaitait.

Elle déclina. Il devenait évident qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Il fallait des vêtements de deuil pour tantes Élizabeth et Thérèse, qui n’avaient pas eu le temps de s’en confectionner. À l’époque on portait encore le deuil, riche ou pauvre. Un après-midi, mes deux tantes prirent donc l’autobus en compagnie de ma mère pour aller en ville. Mon père, lui, supervisait une clinique de vaccination à Beauport et à Courville. Ses deux frères, dont l’un habitait Rivière-du-Loup et l’autre Hull, n’étaient pas présents.

Andrée et Édith veillent sur leur grand-mère mourante. Ma sœur Andrée et moi fûmes réquisitionnées pour veiller sur notre grand-mère. Nous étions à son chevet, elle était assoupie, quand soudain ses yeux s’ouvrirent puis se révulsèrent. L’effroi nous saisit. Nous ne savions que faire. J’avais quinze ans, ma sœur vingt-sept. Comme elle avait une formation de technicienne de laboratoire, elle avait une certaine habitude de la maladie. Mais assister à l’agonie d’une personne à laquelle nous étions liées au plan personnel était d’un tout autre registre. L’une de nous essayait de téléphoner pour localiser mon père, pendant que l’autre restait près d’elle en lui tenant la main. Peine perdue. Mon père était introuvable.

Lizzie agonise et meurt. Les choses évoluaient, sa respiration se faisait haletante, elle râlait, sa bouche devenait de plus en plus ouverte, son nez semblait retroussé à l’extrême, sa tête se rejetait de plus en plus vers l’arrière. Il devint vite évident qu’à moins d’un hasard improbable, nous serions ses seules accompagnatrices en ce moment ultime. Vint un moment où la peur qui nous avait d’abord glacé le sang disparut. Nous nous approchâmes le plus près d’elle possible, en lui parlant doucement, en récitant des prières que nous connaissions, en lui tenant la main, en posant une serviette mouillée sur son front. Puis, comme une feuille tombe de l’arbre où elle était attachée, la vie se détacha d’elle. L’agitation qui secouait son corps cessa. La tempête était terminée. Elle était morte. Après trois longues heures d’agonie.

La colère après la peur. Dehors, il faisait un temps magnifique, ensoleillé, un de ces après-midis du mois d’août béni des dieux. Nous étions épuisées. Andrée alla chercher un linge de vaisselle dans la cuisine et nous le nouâmes autour de la mâchoire de ma grand-mère avant que son corps ne devienne trop rigide. Puisqu’on nous avait abandonnées à nous-mêmes pour gérer une situation aussi délicate, nous décidâmes d’aller jusqu’au bout de cette logique. La colère montait en nous, elle remplaçait la peur et la tristesse. Avec ce sentiment d’avoir été laissées à nous-mêmes alors que tant mon père que ma mère, de par leur formation, savaient qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Et que les adultes en situation d’autorité n’avaient pas pris leurs responsabilités. Pourquoi une de nos tantes n’était-elle pas restée avec nous? Et où étaient mes deux oncles, les frères de mon père?

Andrée prévient nos deux oncles et appelle les pompes funèbres. Andrée ouvrit l’annuaire du téléphone et appela les pompes funèbres pour qu’on vienne chercher le corps. Puis elle téléphona chez mes deux oncles, à l’extérieur de la ville de Québec, qui n’étaient pas à leur domicile. Je me souviens qu’elle parla à un de nos cousins et lui annonça froidement le décès de Mathilde. Puis nous retournâmes près de la dépouille. Les représentants des pompes funèbres arrivèrent. Nous n’éprouvions plus aucune peur. Je me souviens précisément du moment où mes tantes et ma mère descendirent de l’autobus qui les ramenait de la ville, au bout de la longue avenue privée, et aperçurent la camionnette des pompes funèbres, en train de sortir la dépouille. Je les revois se prenant la tête entre leurs deux mains, réalisant ce qui s’était passé. Je les revois se mettre à courir vers la maison. Puis mon père finit par arriver.

Les adultes avaient-ils délibérément fui? Je demeure convaincue que, de façon générale, on fuit la mort et qu’on ne souhaite pas assister aux derniers moments des personnes dont on est proche, sauf exception. C’est du moins ce que la fréquentation des êtres humains m’a appris. Ma mère justifia après coup les événements en me disant que ce n’était pas un hasard si ma grand-mère était décédée entourée de deux de ses petites-filles, que c’était sûrement la volonté de Dieu qui s’était manifestée. L’explication était trop facile et simpliste. Ma sœur et moi étions en colère, et fort remuées. Ce soir-là on me proposa un somnifère pour m’aider à dormir, ce que je déclinai.

Félix-Antoine Savard célèbre la messe de funérailles. La famille commença ensuite à arriver pour les funérailles, qui eurent lieu trois jours plus tard. La mort de Mathilde fut un prétexte à quelque repas bien garnis et à de nombreux discours, tout aussi pompeux les uns que les autres. Seul mon père s’abstint. Je me souviens que, la veille des funérailles, il pleura à chaudes larmes. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. La messe de funérailles fut célébrée par Félix-Antoine Savard qui vint exprès de Saint-Joseph-de-la-Rive où il passait l’été. Lui aussi y alla de ses belles paroles, tant lors de son homélie qu’au cours du repas qui suivit les funérailles.15901Il se promenait dans la maison ancestrale, en se remémorant tout haut les souvenirs qui remontaient à sa mémoire. Mathilde, après tout, était la sœur de sa mère, trop tôt décédée. Je suis sûre que son chagrin était sincère, même s’il ne pouvait s’empêcher d’en rajouter.

La mort, une aventure solitaire? Assister à la mort d’une personne c’est la voir progressivement s’engager dans une forêt profonde, montée sur un cheval noir qui y avance très lentement. Pendant un instant on devine encore sa silhouette, on l’appelle, on la supplie de nous attendre. Puis elle pénètre dans le clair-obscur. Pour disparaître irrémédiablement dans l’ombre, sous nos yeux, sourde à notre appel. Assister à la mort d’une personne aimée c’est accepter l’évidence qu’elle ne se retournera pas pour nous saluer une dernière fois d’un signe de la main. Et que tous les adieux, tous les serments d’amour éternel n’ont plus valeur de sauf-conduit en ce passage ultime et pour cette destination dont personne n’est jamais revenu. On meurt seul, sans soucis pour ceux qui restent.

Une photo vaut mille mots. J’ai sous les yeux la photo qui fut utilisée pour réaliser la carte funéraire de Mathilde, dite Lizzie. Aucun apprêt. Elle doit avoir soixante-dix ans. Elle ne sourit pas. Ses lèvres sont minces. Son regard et gris et froid. Ses cheveux, blancs avec une frange, sans doute sommairement attachés à l’arrière. Elle porte un chemisier blanc, sans veston. Aucun bijou. Aucune recherche. Frugalité volontaire? À tout le moins le reflet de ce qu’aura été une grande partie de sa vie.

160 - Mon père avait deux femmes

 

 

 

Recherche
Merci de faire connaître ce site