(les enfants de Mary-Ann 5)
Mathilde, dite Lizzie, la benjamine des enfants du couple Gosselin-O’Neill. Mathilde, ma grand-mère paternelle que dans la famille on désignait par le surnom affectueux de Lizzie, était la plus jeune des enfants de François-Régis et de Mary-Ann. Elle était née le 23 juillet 1875 à Chicoutimi, où elle vivra les dix premières années de sa vie. Puis le malheur frappera sa famille qui, dorénavant sans ressources et démunie, devra vendre la belle demeure bourgeoise, quitter cette ville et être hébergée par le curé David Gosselin à Cap-Santé puis à Charlesbourg, pendant des années.
Pour Lizzie l’épreuve durera jusqu’à son mariage avec mon grand-père paternel, Joseph-Arthur Bédard, à Charlesbourg le 8 octobre 1901. Elle demeurera néanmoins toujours liée à ses parents et habitera, une fois mariée, à moins d’un kilomètre du presbytère de Charlesbourg. Ceux-ci auront moins de chance que Lizzie puisqu’ils vivront sous le toit et sous la coupe du curé Gosselin jusqu’à leur mort, en 1909 pour Mary-Ann et en 1912 pour François-Régis. Faisons le calcul : 24 ans pour elle, 27 pour lui!
Tous les enfants du couple ont pris leur envol, sauf Lizzie. À partir de 1892 Lizzie, qui a alors dix-sept ans, est désormais la seule à habiter encore le presbytère, en compagnie de ses parents et de l’oncle David. Ida et Éva viennent de se marier, Joseph a déjà gagné les États-Unis où Edwin le rejoindra bientôt. William est fort probablement déjà interné. Il ne reste que Lizzie.
Lizzie deviendra bien malgré elle le témoin privilégié de la brochette d’événements malheureux qui marqueront l’existence de ses parents et dont elle sera elle-même par la force des choses une des victimes collatérales. Il en va souvent ainsi des plus jeunes au sein d’une famille : ils voient tout, ils entendent tout, ils sont bouleversés par ce qui se déroule sous leurs yeux sans que les adultes ne réalisent combien ces drames peuvent être traumatisants pour eux.
Elle en conservera une gravité doublée d’une retenue qui deviendra sa marque de commerce tout au long de son existence.
Une adolescente comme les autres. Lizzie fréquente l’école du village de Cap-Santé et consigne dans un cahier ses pensées et ses réflexions, assorties de citations et de poèmes, surtout en français, qu’elle retranscrit minutieusement. Puis un carnet de classe, portant la mention : « Lizzie Gosselin, Cap-Santé, 1893 » nous en révèle davantage sur la jeune fille, qui a maintenant dix-huit ans. Elle y retranscrira, sur une période de trois ans, des textes pour la plupart en français mais dont elle n’est pas l’auteure. Mais on en compte quelques-uns en anglais. Elle maîtrisait sûrement la langue anglaise, chose que je n’avais jusqu’ici jamais pleinement réalisée, ne l’ayant jamais entendue parler anglais. Certains titres trahissent une certaine tristesse, de l’amertume : « Baisers perdus », « Le Souvenir », « Pauvre Captive », « After the Ball ». D’autres parlent d’amour éternel, cela va de soi. Elle indique la date, parfois même l’heure où elle a inscrit un poème ou une pensée qu’elle formule: « 24 nov. À 4 ½ du soir ». Rien de léger dans tout cela.
Il y est beaucoup question d’amour, celui que l’on donne et celui qu’on reçoit. Lequel des deux est le plus important? Il s’agit de toute évidence des réflexions d’une jeune fille comme les autres, désormais adolescente et qui rêve du prince charmant.
Un livre d’autographes. Éva, qui vient d’épouser Henri Quetton de Saint-Georges et habite Cap-Santé, à quelques centaines de mètres du presbytère, semble aimer tendrement sa jeune sœur Lizzie. Elle lui offre ce qu’on appelait à l’époque un « carnet d’autographes » similaire à celui que ma mère utilisera des années plus tard, dans les années 1930, pour consigner les témoignages d’amitiés de ses amis de jeunesse. Éva a inscrit comme dédicace : « À ma chère petite sœur Lizzie avec mes meilleurs souhaits pour le Nouvel-An. Cap-Santé, ler janvier 1892. »
Lizzie y recueille des pensées bienveillantes à son égard de quelques amies et amis : Joséphine, Blanche, Henri, etc. Il y a un peu de romance dans l’air, à en juger par un quatrain signé par un « sincère ami, Almanzar » et dont les finales, comme il se doit, riment. Mais on n’y trouve aucun dessin. C’est finalement assez austère, à des années lumières du carnet d’autographes de ma mère (voir chapitre 18 Maman).
Un poème qui en révèle beaucoup sur les états d’âme de Lizzie et de sa mère, Mary-Ann. J’ai également fait la découverte en feuilletant ce carnet d’un poème, en anglais, extrait d’un journal ou d’un périodique dont la source n’est pas indiquée et qui a été glissé entre les pages du carnet. L’auteur est un certain Friberty, dont je n’ai pu déterminer l’origine ni la nationalité. Le poème a été minutieusement découpé. Le tout ne fait que 9 cm par 4 cm. Le titre en est: « Why Art Thou Sad? » (Pourquoi êtes-vous triste?). Une berceuse dédiée par un enfant à sa maman. L’enfant se demande pourquoi elle pleure.
Ce poème semble être le miroir des malheurs que la maman de Mathilde, Mary-Ann, traîne avec elle. Avec son bagage de désespoir et de déceptions qui remonte jusqu’à son enfance et semble s’être constamment alourdi, les vicissitudes s’ajoutant les unes aux autres. Pourquoi Lizzie aurait-elle ainsi placé ce poème dans son carnet si ce n’est parce qu’il était le miroir de l’état d’esprit de sa maman?
Une suite de drames et de deuils pour Mary-Ann, le plus récent étant je suppose la maladie et l’internement de son fils Willie. Que cela dut être dur, cette existence entre un mari déchu, sans doute difficile à accompagner et à soutenir, et un beau-frère dominateur et intraitable. Et la pauvreté, je suppose. La dernière phrase du poème est comme un cri : « Maman, faites confiance au ciel, cessez de pleurer! ».
Une réalité fort difficile à supporter pour Lizzie, cette jeune fille qui étouffe dans l’univers concentrationnaire du presbytère, entre une mère déprimée, un père sans doute tout aussi déprimé et un oncle autoritaire et craint. Le déménagement à Charlesbourg, où David Gosselin sera nommé curé en 1899, viendra changer la donne pour Lizzie mais pas pour ses parents qui devront subir pendant encore dix ans l’autorité cassante de David Gosselin.