Papa en compétition avec Alfred : la lutte est chaude! Mon grand-père Côté occupera tout l’espace affectif de mon cœur, pendant mes premières années à Black-Lake. Mon père en éprouvera un peu de chagrin, car il s’intéressait à moi. On m’a raconté que je ne l’appelais pas papa, quand il venait nous visiter et qu’il me prenait dans ses bras. Sans doute parce que la présence d’Alfred, mon grand-père, était confondante pour moi et suffisait à me combler. Je l’appelais : Abin, plutôt qu’Urbain, son prénom que j’étais sans doute encore incapable de prononcer. Je montrais même quelques signes d’exaspération quand il apparaissait. J’aurais, mais cela resterait à confirmer tant il me semble que j’étais trop jeune pour formuler de telles phrases lapidaires, dit un jour en parlant de lui : « J’espère que le maudit Bédard ne viendra pas! » Rien de moins! Bref, je n’étais pas disposée à lui accorder trop d’importance, tant ma vie était comblée par ailleurs. Lui, en revanche, avait décidé de gagner mon affection. Ce qu’il réussit finalement à faire, après de nombreux et valeureux efforts!
La préférée d’entre toutes : tante Michèle. Je vouais également une affection particulière à tante Michèle, qui me le rendait bien. Lorsque j’ai environ six mois on me photographie dans ses bras. Une journée d’été ensoleillée. Nous sommes chez mes grands-parents, dans le jardin, expression sans doute trop flatteuse pour ce que c’est en réalité. Elle me tient fermement mais avec affection, un de ses bras me passe par l’entrejambe et mes pieds, que j’ai dodus comme tous les bébés de cet âge, pendent. Quelques rares cheveux me poussent sur le crâne. J’ai eu plusieurs mères de substitution, Michèle étant la principale. J’aurai ainsi pu compter sur l’effet d’un système familial à multiples attachements, du moins pour les trois premières années de ma vie. Puis une autre photo, prise dans la cuisine, devant la dépense, sorte de cubicule où ma grand-mère gardait les boîtes de conserves, la farine, le sucre, les confitures, les pâtes à spaghetti, les oignons, à l’abri des rongeurs. Sur les genoux de mon père, cette fois. Il ne me tient pas collée contre lui, mais semble me tendre tendrement mais avec précaution vers l’objectif. La cause en est simple : on m’a expliqué que j’avais uriné sur lui à quelques reprises : il était devenu prudent!
Michèle, Cécile et Marcelle : trois soeurs très attachées les unes aux autres. Les sœurs de ma mère étaient bonnes, simples et honnêtes. Ma mère aura entretenu tout au long de sa vie une relation harmonieuse avec elles et réciproquement. Je ne me souviens pas de les avoir vus se quereller une seule fois. Elles s’entraideront et se fréquenteront jusqu’à la fin. Elles resteront collées l’une à l’autre contre vents et marées. Pourtant elles étaient fort différentes l’une de l’autre. Michèle avait douze ans de moins que ma mère. Elle était la plus jeune des filles de la famille. Cécile se situait à mi-chemin entre les deux. Ma mère aura été la seule à être inscrite chez les Ursulines comme pensionnaire à Québec puis à partir étudier à Sherbrooke pour devenir infirmière. Les deux autres ne suivirent pas sa trace. Elles choisirent de rester à la maison de leurs parents puis de se marier. Je suppose qu’elles n’étaient pas attirées par les études car mon grand-père aurait eu les moyens de les leur payer. Puis, avec le temps, alors que ma mère s’essayait quoique maladroitement à devenir mondaine, et y consacrait beaucoup d’énergie, Michèle et Cécile se dévouaient à temps plein à leurs enfants et leur mari. Par ailleurs Michèle voyageait, elle aimait être élégante. Sa maison, dessinée par un architecte, était vraiment spéciale. Et puis Tonio et elle entretenaient un réseau d’amis sympathiques et qui aimaient bien s’amuser. Ils étaient beaux et populaires.
Cécile, elle, vivait en symbiose de plus en plus rapprochée avec sa belle-famille. On sortait peu, on ne voyageait à peu près jamais. Roger était taciturne et sévère. J’ai précédemment mentionné qu’il avait perdu un œil à la mine. On passait les samedis soirs en famille, de son côté à lui, avec les belles-sœurs et les beaux-frères, à jouer aux cartes dans la cuisine. Cela, mine de rien, campait les choses. Cécile avait de nombreux enfants. Je me souviens de l’odeur des couches de bébé qui trempaient dans un seau, dans la salle de bains de sa demeure. Je n’aimais pas du tout cette odeur, j’évitais d’aller aux toilettes chez elle tellement elle m’était désagréable! Par ailleurs j’aimais dormir chez elle pour une raison donnée : le soir, en nous mettant au lit, elle rentrait les couvertures sous le matelas en nous emprisonnant littéralement sous les draps. Il était à peu près impossible de bouger, encore moins de se lever : j’en ressentais une impression de sécurité qui me permettait de m’endormir sereinement même si je n’étais pas chez moi.
Chacune veillait sur la portée des autres. Les trois sœurs considéraient les enfants de leurs deux autres sœurs comme des poussins du même nid et s’en occupaient avec la même sollicitude que s’il s’était agi de leurs propres enfants. Il en allait de même pour la discipline! Exactement comme une chatte qui adopte la portée d’une autre femelle. Je réalise aujourd’hui combien les enfants s’attachent spontanément aux sœurs de leur mère, surtout quand celles-ci sont chaleureuses. Le lien de sang est très fort. J’ai souvent entendu les sœurs de mon père parler avec affection des deux sœurs de leur mère, donc leurs tantes, toutes deux nées Gosselin, dont l’une s’appelait Éva et l’autre Ida.
Trois personnalités contrastées. Ce qui liait Michèle et Cécile, c’était leur attachement à la famille. Leur sens pratique et leur gros bon sens. Ce qui liait Michèle et ma mère, c’était leur goût de l’élégance, de la décoration et des voyages. Ce qui liait Cécile et Marcelle, je ne sais trop… Mais le lien était très fort. Même si les couples se fréquentaient peu, les trois sœurs demeuraient complices. Ma mère admirait Cécile et Michèle pour leur courage et leur énergie, puisque chacune avait de nombreux enfants à élever. Mais elle ne les enviait pas. Elle ne considérait pas comme une décision éclairée le choix qu’elles avaient fait d’épouser chacune leur premier amour, et qu’elles n’aient pas cherché à progresser socialement.
Pourquoi ma mère pensait-elle ainsi? Son opinion sur le sujet était connue dans la famille, ce qui parfois créa des tensions dans ses relations avec ses beaux-frères. Elle essayera de m’inoculer, dès mon plus jeune âge, la conviction que ce qu’une femme peut atteindre de mieux, c’est d’épouser un médecin ou un juge ou sinon quelqu’un de très fortuné! Une erreur d’appréciation dont elle aurait pourtant dû tirer les leçons, à partir de sa propre expérience, car à l’évidence son mariage avec mon père ne la rendit pas heureuse. Tante Cécile, la dernière fois que je la visitai, me fit ce commentaire au sujet de ma mère : « Elle le voulait, son médecin, eh bien elle l’a eu! Regarde où cela l’a menée! ». Je me serais bien passée de ce jugement à l’emporte-pièce dont je n’appréciais pas être la destinataire. Après tout, c’était de mon père, qu’il s’agissait! Mais la vérité était ainsi affirmée, sans discussion possible. Peut-être que ce que ma mère appréciait, finalement, chez Cécile, c’était son honnêteté! Elle fut bien servie, mais ce fut moi le récepteur d’un message ultime qui ne m’était pas adressé et que je reçus néanmoins en plein plexus affectif!
Unies jusqu’à la mort. Ceci étant dit, les trois sœurs s’entraidaient. Quand Michèle, accouchera de son deuxième, puis de son troisième enfant, c’est chez mes parents qu’elle viendra passer quelques jours avec le nourrisson pour que mon père l’accompagne au plan médical. Quand ma mère s’absentait pendant l’été, on me confiait souvent pour d’assez longs séjours, à mes tantes. Quand ma mère fut devenue veuve, ses deux sœurs venaient régulièrement la visiter et l’épaulaient dans son grand ménage d’automne ou de printemps, très ancré dans la tradition domestique québécoise! Lorsque Cécile fut hospitalisée à Québec à de nombreuses reprises parce qu’elle souffrait d’une maladie auto-immune, ma mère se rendait à son chevet quotidiennement. À un point tel que Cécile l’implora un jour d’espacer ses visites! Cela finissait par lui tomber sur les nerfs!
Il y avait entre elles une connivence qui les faisait se comprendre sans qu’elles n’aient à échanger une seule parole. Quand elles vinrent rendre une dernière visite à ma mère, mourante à l’hôpital, Michèle souffrait déjà d’un Alzheimer assez avancé et Cécile survivait à sa maladie auto-immune grâce à la cortisone. Elles n’étaient plus dans leur prime jeunesse. Mais elles accoururent à son chevet, pour lui dire un dernier adieu. Un moment de grand renoncement. Un prélude à ce qui les attendait, elles aussi. Beaucoup de tristesse, beaucoup de retenue en même temps. C’était la fin de quelque chose, de leur complicité, et elles le savaient. De grandes dames.