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89 – Deux jeunes filles en fleur, décrites par Ferdinand Verret

8901Le regard de Ferdinand Verret. Ferdinand Verret décrira amplement ses deux nièces, Élizabeth et Thérèse, au cours des années. Il n’aura de cesse de vanter leur dévouement, leur vaillance. Grâce à lui nous les regarderons grandir, s’épanouir. Puis se flétrir. Il nous les fera d’abord découvrir jeunes filles en fleur. Puis, avec les années, il ne manquera jamais l’occasion de souligner leur présence lors des nombreux repas de famille où les trois garçons de Mathilde et de Joseph-Arthur, accompagnés de leurs épouses, se retrouveront chez leurs parents à Charlesbourg. Leurs deux sœurs seront immanquablement présentes, toujours réservées et à leur place, aidant à préparer les repas somptueux, écoutant les discours de leurs frères.

Ferdinand nous restituera tout cela. De belles ex-jeunes filles qui sèchent sur place. Sans que personne ne semble s’en offusquer, incluant le chroniqueur lui-même. Est-ce parce que la situation n’avait rien d’anormal, pour l’époque?

Thérèse, horticultrice hors pair. Thérèse impressionne son oncle avec ses talents d’horticultrice. Ferdinand ne dissimule pas sa fierté quand Thérèse, qui n’a que quatorze ans, remporte un concours d’horticulture le 21 septembre 1920. Il lui semble qu’elle maîtrise cette discipline admirablement. Venant de la part de cet horticulteur reconnu, c’est tout un compliment : «  Pas besoin de dire que Thérèse fut heureuse de son succès. (…) Elle fera une fille d’exposition. Elle pourra faire plus. Jamais elle ne sera meilleure. »

8902cThérèse communiquera son goût pour l’horticulture à ses nièces, en particulier mes deux sœurs, Charlotte et Andrée, qui deviendront de sacrées jardinières. Quand j’étais enfant, tante Thérèse faisait chaque été un potager, entretenait ses plants de framboisiers, ses pommiers, pruniers et cerisiers. Elle avait aménagé une rocaille sur le léger promontoire qui avait jadis mené à l’étable, qui avait été rasée dans les années cinquante, et dont malheureusement on ne dispose d’aucune photographie. Les lupins y poussaient en abondance.

Elle avait également prodigué conseils techniques et plants de vivaces à ma mère qui désirait se mettre à son tour au jardinage. Il en avait résulté une vaste « bordure », comme on les appelait à l’époque, qui courait le long de la section nord-ouest de la propriété de mes parents. Il faut s’être essayé au jardinage pour comprendre combien il faut de temps et d’énergie pour planter et surtout entretenir un jardin. Un plaisir, ou un esclavage, quotidien… c’est selon! Andrée mettait fréquemment la main à la pâte. Jean, lui, avait la responsabilité de tondre le gazon, tâche dont il s’acquittait fort bien! 

L’amour des chats. Tante Thérèse adorait les chats. À l’époque, dans la plupart des familles terriennes, les chats vivaient en général à l’extérieur de la maison et dormaient dans la grange, où ils contrôlaient la prolifération des rongeurs. Quelques félins privilégiés vivaient dans la maison, mais ce n’était pas la règle. Les mœurs changeront quand on démolira les granges et les bâtiments de ferme… Les chats et chiens accéderont progressivement au statut

8903d’« animaux domestiques » et même d’ « animaux de compagnie ». Tante Thérèse fera progressivement la transition vers ces nouvelles pratiques… mais cela prendra des années.

Ferdinand Verret narrera un épisode, qu’il intitulera « L’esprit des bêtes », le 26 juillet 1930, où cette facilité avec laquelle Thérèse, alors une jeune femme, communiquait avec les chats et savait gagner leur confiance, émerge. Il relate ainsi cette anecdote où une chatte, sur le point de mettre bas, fait appel à Thérèse pour « préparer le terrain » : « Chez Arthur Bédard, hier soir, une chatte qui va manger à la maison mais habite la grange, vint à dix heures le soir trouver Thérèse et essayer d’attirer son attention. On lui ouvrait la porte pour entrer et elle venait trouver Thérèse, se plaignait et retournait près de la porte pour sortir. Une fois dehors elle demandait à entrer et continuait son manège. Alors Thérèse appela Lucien, on prit la lanterne et on suivit la chatte à la grange : elle les conduisit près d’un nid où on trouve 17 œufs de poules frais, en bonne condition. On enleva les œufs, et la chatte s’apaisa. Le lendemain matin, on trouva la chatte caressant ses petits chats. Minette connaissait son affaire. » Source : Journal de Ferdinand Verret

Le contrôle de la population féline. L’épisode n’est pas sans me rappeler celui de cette chatte échouée chez ma grand-mère un jour, avec sa portée de quatre chatons. J’avais alors dix ans et souhaitait ardemment adopter un chat, ce que ma mère, qui avait une peur panique des félins, refusait. Or tante Thérèse avait secouru une chatte, bien en peine, qui avait trouvé refuge sous la galerie qui menait à la cuisine. Elle décida de l’adopter et de la faire entrer dans la maison ancestrale. Je me souviens des quatre minets couchés près du poêle, collés contre leur maman. Je les enviais d’avoir trouvé un logis aussi chaleureux! Ils vécurent une quinzaine d’années puis moururent de vieillesse, sans que jamais un vétérinaire ne les soigne. À l’époque, on faisait venir le vétérinaire pour le bétail, quand par exemple une vache allait mettre bas et semblait en difficulté. Mais jamais pour un petit animal. Les temps ont bien changé.

Ce que j’appris des années plus tard c’est que quand les chattes, nées de cette portée, eurent elles-mêmes des portées, tante Thérèse noya systématiquement les nouveaux nés. Sinon, avec le cycle de reproduction des chattes, la population féline dans la maison aurait explosé! Une pratique fréquente à l’époque et qui n’est pas si cruelle, quand on y pense. Autres temps, autres mœurs.

Élizabeth, au service de Ferdinand et de sa femme. Mais c’est surtout tante Élizabeth, familièrement appelée Lizette ou Lillibeth, qui sera mentionnée régulièrement, au quotidien, par Ferdinand à compter de 1919, année où elle entrera à son service. Elle n’a alors que seize ans! L’année du décès de la tante Floristine. La famille est sans doute désargentée et sort à peine du tunnel des poursuites judiciaires contre mon grand-père. Au début, il s’agit d’aider à diverses tâches, un peu comme le font ses frères Urbain et Lucien. Elle gagne 1 $ par jour! Elle est assignée au nettoyage et au rangement du magasin, au tri des plants; il lui arrive même d’aider sa tante Lucie au ménage. Il semble également qu’elle souhaite apprendre l’anglais, de Ferdinand, je suppose : «  Ma nièce Élizabeth nous arrive pour continuer l’étude de l’anglais. Elle ne va plus au couvent depuis mai. Elle viendra ici deux à trois fois la semaine pour continuer cette étude. »

Était-ce réellement pour apprendre l’anglais qu’on mit Élizabeth au service de son oncle et de sa tante? Elle aurait pu tout autant le faire à la maison puisque sa mère, Mathilde, parlait couramment l’anglais. Elle l’avait appris de sa propre mère, Mary-Ann O’Neill, qui avait grandi au Mississippi où elle avait habité jusqu’à l’âge de treize ans. D’ailleurs Mary-Ann O’Neill « cassa » toujours le français, au grand dam de son beau-frère, le curé David Gosselin.

Une pointe de dépit. Élizabeth est-elle heureuse de la situation? Elle se dit satisfaite des émoluments que lui verse son oncle. Mais ce n’est pas ce à quoi elle aspirait : On sent la nostalgie dans ce qu’elle confie à sa tante Lucie : «  Ayant donné $ 1 par jour à Élizabeth pour l’aide qu’elle nous a donnée ma petite amie en est réjouie. Ce qui n’empêche que plus tard elle dit à sa tante que c’était bien mais que le temps des écoles était le plus beau. Elle est jeune encore pour gagner sa vie. Je veux croire qu’elle ne se trouvera pas trop malheureuse avec nous » (10 octobre 1919).

8900Élizabeth, éternelle exécutante. Tout cela n’indique-t-il pas que la famille de Joseph-Arthur et de Mathilde a besoin d’argent? Sinon pourquoi ferait-on travailler une jeune fille si jeune? Une jeune fille qui aspirait à autre chose? Comme elle est travaillante, intelligente et honnête, Ferdinand lui confiera de plus en plus de responsabilités au cours des années. Sans jamais en faire une partenaire économique. Elle demeurera toujours une exécutante.

Son oncle l’associera néanmoins à toutes les opérations de son commerce de grainerie, qui implique de nombreuses transactions (commandes, inventaires, production de catalogues, etc.), sans compter les activités de production et de vente de miel. Puis elle deviendra employée de la poste, en plus du reste! Six jours par semaine! Elle passe toutes ses journées chez son oncle avec qui elle partage le repas du midi en compagnie de sa tante Lucie. Il en sera ainsi pendant des années! 

Jamais de vacances, encore moins de voyages! Élizabeth ne prendra jamais de  vacances et ne sera pas des voyages qu’organise Ferdinand pour certains membres de la famille. Elle n’assistera même pas au mariage de son frère aîné, mon père, à Dolbeau, non plus qu’au mariage de ses deux autres frères. Elle prendra congé l’été 1924, sans que l’on précise pourquoi. Elle prendra également une journée de congé le 15 janvier 1934 car elle est la marraine de la deuxième fille de mon père, Michèle, née le 12 janvier. C’est bien peu! Son salaire annuel en 1920 est de $ 196. Il passe à $ 250 en 1921. En 1925 elle gagne $ 6 par jour, ce qui fait au bout de l’année $ 240 plus $ 35 de bonus. En 1931 elle gagnera $ 342 plus un bonus de $ 38. Ferdinand se sent en confiance avec elle : « Au magasin Élizabeth Bédard et Bernadette Légaré semblent chez elles au magasin qu’elles dirigent avec prudence et soins. Élizabeth est en charge de la poste et est aidée de Bernadette et Aline (Verret). C’est le personnel de la maison. Tout va bien. Tout le monde est content. Et moi je me laisse vivre » Source : Journal de Ferdinand Verret, Synthèse de l’année écoulée en date du premier janvier 1931.

Une loyauté à toute épreuve… La loyauté d’Élizabeth ne se démentira jamais. Elle refusera même qu’il lui verse le salaire minimum obligatoire lorsque la loi l’y obligera : «  J’apprends à Élizabeth qu’il y aura changement dans nos relations et que nous serons prochainement aux prises avec la loi sur le salaire minimum. Elle me répond qu’étant donné la situation financière elles (i.e. Bernadette Légaré et elle) ne veulent pas profiter des avantages de la loi, qu’elle et Bernadette tiennent plus à leur position qu’à un salaire élevé. Je répondis que l’on devait s’incliner devant la loi » (9 février 1936).

… qui frôle la naïveté? Effectivement en 1938 le salaire d’Élizabeth et de sa collègue, Bernadette Légaré, passera à $ 420 par année. En comparaison, mon père gagnait presque dix fois plus qu’elle comme médecin à l’emploi du gouvernement. En 1940, le salaire de ma tante atteindra $ 450 plus un bonus de $ 5, signe que sans se conformer à la lettre aux prescriptions de la loi, Ferdinand se montrera néanmoins correct. Il aimait sa nièce et elle le lui rendait bien. Le problème réside dans le fait que son statut d’exécutante, doublée de son statut de célibataire, ne lui permit jamais d’accéder à une réelle autonomie financière.

Frustration refoulée? Le souvenir que je conserve de Lizette, c’est celui d’une personne douce et effacée, fatiguée, qui ne se mettait jamais en colère. Elle laissait cela à sa sœur Thérèse, plus sanguine de tempérament. Par quel itinéraire passa-t-elle des aspirations légitimes de la jeunesse à la maturité et à l’acceptation de son sort? Je l’ignore. Mais cela ne dut pas se faire sans heurts. Sans douloureux renoncements. Car cette femme soumise que j’ai connue, cette femme vieillie et modestement vêtue, qui ne se payait jamais de douceurs, qui ne sortait jamais, qui rentrait sagement le soir à la maison où l’attendait le repas que sa sœur avait préparé, avait aspiré des années auparavant à autre chose. Cela, Ferdinand l’avait bien saisi, sans pouvoir retenir lui-même une pointe de dépit face à cette famille Bédard qui l’avait si peu considéré à un moment donné alors qu’il l’avait tant aidée : « Élizabeth est une jolie fille et une bonne fille. Elle fera je crois une belle femme et une excellente maîtresse de maison. Mais il y a de la grande dame chez elle et son rôle d’employée ne lui convient guère. Elle manque de souplesse pour être un bon secrétaire. Il est vrai que le fait de travailler pour un oncle, que sa famille a jugé indigne de les représenter n’est pas de nature à améliorer les choses. » (Journal, 7 juin 1924).

Ferdinand considérait avoir été humilié par les Bédard. Élizabeth et Thérèse, elles, furent sacrifiées.
90 - Le jeune Urbain, un élève studieux

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