Fausses impressions… Quand on est enfant nos oncles et nos tantes, sans mentionner nos grands-parents, nous apparaissent bien vieux. Le récit de leur vie nous intéresse en général bien peu. C’est ce que je ressentais à l’égard de mes tantes Élizabeth et Thérèse, ces deux femmes grises et austères qui intimidaient tellement l’enfant que j’étais (voir les chapitres 43 et 44).
Deux jeunes filles en fleur. Or ces « deux vieilles filles », étiquette que certains s’amusaient cruellement à leur coller, avaient été de belles jeunes filles qui aimaient s’amuser. Et qui, comme les jeunes filles de leur âge, aspiraient au mariage et au bonheur. Les prétendants ne manquaient pas. On mentionnait dans le cas de Thérèse un laitier, très beau garçon qui, bien évidemment, n’eut pas l’heur de plaire à la famille. Et que Thérèse ne put épouser.
Pourquoi en fut-il ainsi? Parce que ma grand-mère paternelle, Mathilde, qui menait la famille avec poigne et détermination, avait d’autres plans en tête. Mathilde, cette jeune femme amoureuse et vêtue de dentelles le jour de son mariage en 1901, avait fait place à une femme sérieuse et déterminée, sans fards ni colifichets. Elle avait décidé que le bonheur de ses deux filles passerait après la réussite professionnelle de ses trois fils.
Des victimes collatérales de l’ambition de Mathilde, leur mère. Ma grand-mère avait décrété que ses trois fils accéderaient à des professions libérales. Il fallait donc qu’ils fréquentent le Petit Séminaire puis l’Université Laval. Pour y parvenir il fallut consentir beaucoup d’efforts, se priver, étant donné les revers de fortune de mon grand-père. Elle atteignit son objectif en sacrifiant ses deux filles, Élizabeth et Thérèse, qui devinrent les victimes collatérales de son ambition. C’était un fait établi dans la famille.
Thérèse et Élizabeth vécurent toute leur vie dans la maison ancestrale. Ne se marièrent jamais. Travaillèrent sans relâche, l’une à tenir maison, l’autre à tenir les livres chez l’oncle Ferdinand Verret. En cultivant toujours un respect, voire une dévotion, à l’égard de leurs trois frères qui ne se démentit jamais.
Il ne fallait pas compter sur elles pour se mettre en évidence. Nulle photo d’elles jeunes femmes n’a été retrouvée ou, plus vraisemblablement, n’a jamais été prise. Deux vies sacrifiées.
Une société intraitable à l’égard des femmes célibataires. À cette époque, une femme célibataire ne pouvait vivre seule ou de façon autonome. Sauf les maîtresses d’école, dans nos campagnes, qui habitaient souvent la modeste école où elles dispensaient leur enseignement. Des jeunes filles sacrifiées sur l’autel des intérêts supérieurs des familles, condamnées au célibat, il dut y en avoir dans bien des familles. Sans compter celles qui, n’ayant pu trouver mari, en étaient réduites à s’installer à demeure chez un membre de la famille. Floristine (voir chapitre 61) et Mélanie (voir chapitre 71), deux des sœurs de mon grand-père, en auront été des illustrations parfaites. Et, une génération plus tard, Élizabeth et Thérèse.
Le goût d’apprendre. Enfants et adolescentes, elles aimeront l’école, la musique. Élizabeth faisait du violoncelle. Thérèse faisait du piano. Elles auraient aimé poursuivre des études, au-delà du cycle primaire qu’elles complétèrent au Couvent du Bon-Pasteur de Charlesbourg. Et, qui sait, étudier chez les Ursulines, dans le Vieux Québec, comme leur cousine Vava de Saint-Georges. Rien de cela n’arriva. Leur univers se limita au village où elles étaient nées. À défaut de mieux, elles essayèrent, surtout Thérèse, d’en tirer le meilleur.
Le goût de s’amuser. Comme Élizabeth travaillait pour Ferdinand Verret, au magasin général et à la poste, elle était connue de tous au village. Mais c’était une jeune femme réservée.
Sa sœur, Thérèse, était plus extravertie. Elle aimait participer aux fêtes du village. À l’époque, on s’aventurait peu en ville, surtout si on était une fille. C’est au village de Charlesbourg que les choses se passaient. Thérèse était une couturière hors pair. Je me souviens de sa description de la robe à col blanc et jupe rouge qu’elle avait confectionnée lorsqu’elle était jeune fille, et qui lui avait valu bien des compliments. Comme pour m’expliquer qu’avant la pauvreté et le dénuement on avait vécu dans une certaine abondance. Le « moulin à coudre » sur lequel elle s’exécutait a résisté aux outrages du temps et fonctionne toujours. Une petite nièce le conserve précieusement.
Les fêtes du village de Charlesbourg. J’ai retrouvé, dans une boîte de vieilles photos lui ayant vraisemblablement appartenu, le programme de deux activités qui s’étaient déroulées à Charlesbourg, alors qu’elle était jeune fille. Si elle les conserva pendant cinquante ans sans les détruire, c’était sans doute qu’elle y tenait! Mais encore? On ne le saura jamais.
Le premier est le programme du « Réveillon des noces d’argent » d’un cousin de mon grand-père, Barthélémy Bédard, célébré le 26 août 1928. Le programme, qui fait quatre pages, a été réalisé chez l’imprimeur Ernest Tremblay, de Québec. Le menu fort simple se compose essentiellement de sandwiches au jambon, au fromage ou à la sardine du lac Jaune. Mais ce sont les pointes d’humour dont on se demande pour chacune d’entre elles s’il faut y voir un double sens, qui retiennent l’attention. L’impression qu’on en retire est qu’on ne devait pas s’ennuyer lors de ces fêtes de village!
Le deuxième document est le programme d’une représentation théâtrale organisée à l’occasion des noces d’or du Couvent du Bon-Pasteur, en juin 1931. La pièce s’intitulait : Les Roses Refleuriront, par une demoiselle S. Douzon. Thérèse y tenait le rôle, bien secondaire, d’une esclave. Les autres comédiennes se nommaient Mlles Simone Noël, Stella Dorion, Lauretta Villeneuve, Alice Bourret, Annie Giroux. Toutes des jeunes filles de Charlesbourg. Qui toutes, trouveront mari. Sauf Thérèse et Élizabeth.
Un réseau d’amies. J’ai retrouvé également une dizaine de cartes de vœux pour les Fêtes de Noël et du Nouvel An qui avaient été adressées à Thérèse par des amies de Charlesbourg. Les cartes, qui ne sont pas datées, sont en couleur, très artistiques et admirablement préservées. La Société d’histoire de Charlesbourg les a récemment exposées tant elles sont intéressantes au plan pictural. Elles représentent diverses scènes où l’on aperçoit de jeunes enfants habillés de manteaux à col de fourrure ou inversement vêtus de légères robes d’organza, qui posent pour un quelconque photographe. Sur l’une d’entre elles, un enfant pose aux côtés d’un renard qui a agrippé dans sa gueule un jouet. Sur une autre, un couple d’amoureux.
Un condensé des aspirations et palpitations d’une jeune fille qui rêvait d’amour. Et qui savait apprécier la beauté. On ne peut se retenir d’éprouver de la tristesse en les admirant et de se dire : quelles vies sacrifiées…
Oncle Ferdinand note tout… Heureusement oncle Ferdinand Verret, ce chroniqueur infatigable, nous restituera grâce à ses observations finement notées qui étaient ces deux jeunes femmes qu’il a bien connues et qu’il aimait tendrement. Une histoire à suivre…