Joseph-Arthur, mon grand-père paternel, une icône mais… On est parfois amené en creusant ses racines à faire involontairement chuter de son piédestal une personne qu’enfant on se représentait comme une icône. Les familles n’ont pas leur pareil pour gommer délibérément de leurs annales les épisodes les moins glorieux, impliquant un ou plusieurs de leurs membres, au profit d’une vision lisse et sans fissures de l’Histoire avec un grand « H ». Or, ce sont souvent ces travers qui nous rendent ces êtres « humains » et moins intimidants : on découvre qu’ils n’étaient pas sans taches mais vulnérables, comme nous. C’est ce qui m’est arrivé avec Joseph-Arthur Bédard, mon grand-père paternel.
Mes tantes Élizabeth et Thérèse, ses filles, parlaient toujours de leur père avec affection, s’attardant sur sa fidélité à l’église où il s’exécutera comme chantre pendant des années. Elles se laissaient parfois aller à quelques confidences sur son côté plus hautain et son goût pour le décorum. Ainsi, quand il travaillait au « Parlement », racontaient-elles, il se faisait conduire en carriole ou en calèche par le garçon de ferme de la maison à la gare des trains, qui n’était qu’à quelques minutes à pied de la maison. C’était par ailleurs un homme attentionné et soucieux du bien-être de sa famille, ajoutaient-elles. Mon père, lui, ne disait mot…
Un portrait plus nuancé et troublant. Or le portrait qui émerge de mon grand-père, au terme de mes incursions dans les inscriptions au Plumitif du ministère de la Justice et dans divers actes notariés, pour les années 1910 à 1916, fournit de l’individu un portrait plus nuancé que celui que ses filles dressaient de lui et nous révèle de nouvelles facettes de sa personnalité. J’ai ainsi découvert (voir annexe) qu’il s’était trouvé mêlé à des investissements risqués et à des transactions financières avec des partenaires financiers, qui avaient mal tourné. Qu’il avait contracté plusieurs emprunts en offrant comme garantie certaines de ses propriétés. Qu’il avait été traîné en justice. Que son salaire de fonctionnaire avait été saisi. Que parfois, alors qu’il était assigné à comparaître pour répondre de ses actes, il ne se présentait pas en Cour. Qu’ultimement il avait démissionné de son emploi au Parlement ou, plus vraisemblablement, qu’il avait été congédié. Ce faisant, il hypothéqua une portion importante de ce dont il avait hérité et mit sa femme et ses enfants dans une situation de vulnérabilité.
Une question surgit alors : À quoi carburait-il au juste? Était-il simplement inconséquent, comme la cigale qui a chanté tout l’été? Ou escroc? Ou un peu des deux? Quelle était la nature de ses relations avec les quatre propriétaires d’hôtel de Québec cités comme tiers-saisis dans la cause en justice l’opposant à un dénommé Jules Bolduc? Je doute qu’ils se soient fréquentés sur le parvis de l’église de Charlesbourg! Je n’ai pas trouvé réponse à ces interrogations, pour cause de secret de famille bien gardé! Mais l’examen des causes en justice le concernant ainsi que de ses multiples difficultés financières laisse songeur.
Sauvé par son frère, Joseph-François. Mon grand-père sera in extremis sauvé du désastre par son frère, Joseph-François, médecin à Montréal, qui se portera acquéreur des biens de Joseph-Arthur en 1912. Pourquoi se départir de ses biens au profit de son frère? C’est le geste qu’en affaires on pose pour se mettre à l’abri des créanciers ou pour se protéger en cas de mauvaise fortune. Encore faut-il trouver une âme généreuse qui se prête à ce subterfuge. Ce fut le cas avec Joseph-François, dont on peut supposer qu’il était préoccupé du sort de Mathilde et des enfants. Une photo, visiblement prise chez un photographe professionnel et dans laquelle on reconnait les trois enfants de Joseph-François ( voir chapitre 70, Joseph-François Bédard, Montréalais d’adoption où une autre photo d’eux est reproduite) ainsi que les cinq enfants de Joseph-Arthur et de Mathilde, nous confirme que les deux familles se fréquentaient. Bien évidemment Joseph-Arthur et sa famille ne quittèrent jamais la maison ancestrale.
D’ailleurs, cinq ans plus tard, soit le 28 février 1917, les deux frères repasseront chez le notaire pour procéder à une rétrocession complète de ce qu’Arthur avait vendu. Et pour un montant de trois mille piastres. À cette différence près que lors de ce rachat ma grand-mère, Mathilde, deviendra partie prenante de l’acquisition au même titre que son mari et sera désormais copropriétaire du patrimoine mobilier et immobilier.
Je suis sûre qu’à partir de ce moment ma grand-mère gardera la main ferme sur la bride de l’attelage familial et veillera au grain. Elle avait trop souffert pour laisser les événements fragiliser de nouveau la famille.
Mathilde doit vendre au marché… Alors que j’étais enfant, mes parents m’avaient confié un jour que ma grand-mère avait dû se serrer la ceinture et trimer dur afin de pouvoir défrayer le coût des études de ses trois fils. L’argent était rare, m’expliquait-on, et Mathilde n’hésitait pas à descendre au marché, en ville, pour vendre les fruits et légumes qu’elle cultivait. Ces propos ne me semblaient pas correspondre à la réalité telle que je me l’imaginais. Plus prosaïquement, je n’arrivais pas à comprendre comment un couple qui vivait dans une vaste demeure, avec de beaux meubles, avait pu éprouver des problèmes financiers. Je sais maintenant que cela est vrai.
Outre les privations et l’insécurité financière à laquelle Mathilde dut se résigner, on peut imaginer l’humiliation pour la famille et pour Joseph-Arthur. Bien des gens à Charlesbourg étaient certainement au courant de la déconfiture subie par mon grand-père: le curé Gosselin, oncle de Mathilde et frère de Jean Gosselin, l’avocat qui défendait mon grand-père devant les tribunaux; Frank Byrne et Joseph-Napoléon Beaumont, deux hommes d’affaires connus de Charlesbourg. Sans compter les membres du clan Bédard dont les ramifications au village étaient nombreuses.
Dégringolade professionnelle. La dégringolade professionnelle de mon grand-père semble évidente. Joseph-Arthur aura été à l’emploi du gouvernement de la province, de 1900 à 1911, d’après les indices que j’ai recueillis. Cette information est d’ailleurs confirmée par David Gosselin, curé de Charlesbourg et oncle de Mathilde, dans son ouvrage Dictionnaire généalogique des familles de Charlesbourg. Ses émoluments étaient de mille dollars ($ 1 000) par année, un salaire fort appréciable pour l’époque. Un poste qu’il aurait sans doute voulu conserver. Sans doute fut-il congédié, puisque lors de la saisie de son salaire en janvier 1912 on le décrit dorénavant comme « cultivateur ».
Les divers annuaires de Québec et de Charlesbourg nous renseignent sur son occupation, et reflètent une reconversion progressive vers des responsabilités de moins en moins importantes :
Et surtout, à compter de décembre 1912, dans les documents juridiques le concernant, notamment en Cour supérieure du Québec, il s’identifie comme « horticulteur ». Pourquoi? Parce que depuis peu son beau-frère, Ferdinand Verret, venait de l’embaucher dans son commerce de grainerie. La famille était sauve, mais pas l’honneur! Un mariage de raison, à n’en pas douter! Une histoire à suivre…