Les œuvres « populaires » signées Georges Milo feront régulièrement l’objet de publications dans Le Passe-Temps jusqu’au début des années 1930. À titre d’exemple, « La valse des lilas » sera rééditée en 1940, puis en 1946. Milo ne sera plus là pour apprécier cette notoriété tardive. Il mourra en effet en 1915, au début de la Guerre 14-18, après s’être enrôlé dans le Corps expéditionnaire canadien (CEC).
La guerre 14-18 divise l’opinion publique d’ici. La guerre 1914-1918, souvent appelée la « sale guerre » tant elle fit de victimes civiles et militaires, mobilisera pendant quatre ans les nations de l’Europe de l’est, de l’Europe de l’ouest, du Moyen-Orient, de l’Afrique.
Au Canada, les opinions seront rapidement partagées quant à l’opportunité de joindre les rangs des forces de l’Empire britannique. La perspective de combattre sous la bannière de l’Union Jack et ultimement d’y perdre la vie n’était certes pas au goût de tous. Ce qui n’empêchera pas 619 636 hommes de se porter volontaires pour aller combattre l’ennemi « teuton ». L’adoption de la Loi sur la conscription, dite « Loi du service militaire » en juillet 1917, qui donnait toute latitude au gouvernement du premier-ministre canadien Robert Borden d’enrôler contre leur gré au besoin des hommes en âge de se battre, exacerbera les tensions et les divisions. Les Canadiens-français seront en général contre, appuyés en cela par des politiciens comme Bourassa et Laurier. Sur les 125 000 hommes conscrits, 25 000 seulement seront ultimement envoyés au front.
Le conflit, vu de Charlesbourg. Le calme et bucolique village de Charlesbourg comptait en son sein autant de tenants de l’appui aux forces déployées en Europe, sous la bannière britannique, que de fermes opposants. D’un côté, un de mes grands oncles et curé de Charlesbourg, David Gosselin. De l’autre côté, Ferdinand Verret, un autre de mes grands oncles. Au milieu, pourrait-on dire, ceux qui décideront d’aller se battre et dont certains reviendront, et d’autres pas.
Le président de la Société historique de Charlesbourg, monsieur René Cloutier, expose dans un article particulièrement fouillé et fort intéressant les visions divergentes au regard du conflit qui s’exprimeront (René Cloutier, Trois versions de la guerre 14-18, Bulletin de la société d’histoire de Charlesbourg, numéro 121, printemps 2014, pp. 14 à 19 incl.) : Le curé Gosselin, oncle de Mathilde, ma grand-mère paternelle, et surtout curé de Charlesbourg, exprimera haut et fort ses réticences à l’égard du conflit mondial, condamnant autant l’Angleterre protestante que les Teutons. Il craint que le peuple canadien-français, déjà opprimé dans l’exercice de ses droits linguistiques dans l’ouest canadiens, ne serve de chair à canon.
Ferdinand Verret notera, quant à lui, que les restrictions, en combustibles notamment, se font sentir. On craint la conscription. Mais il accepte la situation de bon gré. Et ne peut s’empêcher de lancer une pique à son ennemi naturel, le curé Gosselin, en notant :
« Aujourd’hui, dans tout l’empire anglais, il y a eu dans toutes les églises des prières publiques pour le succès des armées alliées. À Charlesboug, rien. Pas un mot à ce sujet. Monsieur le curé, le chanoine Gosselin, n’a pas voulu se joindre aux autres. C’est un séparatiste pour de bon. » (Journal, 6 janvier 1918).
Cela n’empêchera pas certains de s’enrôler et d’aller se battre en Europe du côté de la France, de la Belgique et de l’Angleterre. Il en sera ainsi d’Honoré-Édouard Légaré, 26 ans, fils du notaire Narcisse-Damien Légaré, résident du Trait-Carré de Charlesbourg. Monsieur Cloutier, qui a eu accès au Journal intime de Légaré, rédigé en grande partie pendant le séjour de ce dernier au front, nous fait prendre la juste mesure de l’horreur que décrit le jeune homme qui sera décoré de la Croix de guerre. Lequel, par ailleurs, en reviendra vivant.
La guerre fait des victimes même à Charlesbourg. Tous n’auront pas la chance d’Honoré-Édouard Légaré. Cléophas Bédard, frère de mon grand-père Joseph-Arthur et sacristain de l’église de Charlesbourg (66), verra deux de ses fils s’enrôler. L’un, Maurice, ambulancier sur le front, meurt au front en septembre 1918 quelques semaines avant l’armistice. L’autre, Albert, marié à Bernadette Villeneuve et père de nombreux enfants, en reviendra mais demeurera lourdement hypothéqué. Dans la famille Bédard, le sujet n’était pas que théorique.
Milo répond à l’appel et s’enrôle dans le Corps expéditionnaire canadien. Georges Milo s’enrôlera dès le début du conflit et quittera le Canada à destination de l’Europe. J’ai obtenu des Archives nationales du Canada copie de son dossier, matricule 417440, au sein du CEC. Il n’y manque que la localisation précise du ou des lieux où il fut déployé, qui demeurent encore sous sceau secret. Le dossier est constitué de diverses fiches le concernant : Fiche d’identité et fiche médicale quand il s’inscrit, fiche de paye. Et surtout de nombreuses fiches médicales portant sur la maladie qui allait l’emporter.
Milo alias Georges Le Marchant de Trigon. J’apprends ainsi que le vrai nom de Milo est Georges Le Marchant de Trigon, un vieux nom de famille de la noblesse bretonne. Passons rapidement sur ses caractéristiques physiques, si ce n’est pour mentionner qu’il n’est pas très grand : 5 pieds et 5 pouces et de constitution frêle. Qu’il est né à Morlaix dans le Finistère le 19 décembre 1871 et qu’il y a toujours une sœur, prénommée Louise qui, au moment où il s’engage, habite le manoir de Kérizel, près de Landerneau. C’est elle qu’il identifie comme la personne à contacter s’il décède. Il ne semble plus y avoir de « Madame Milo » dans le décor.
Toujours selon le dossier, Milo s’est porté volontaire à Valcartier le 14 juillet (jour commémoratif pour les Français de la prise de la Bastille) 1915. L’armée invitait les Canadiens à s’enrôler. Le 21 octobre 1914, un formulaire d’enrôlement au Régiment Royal Canadien avait même été reproduit dans l’Événement.
Le sergent Clin, un ami commun de Milo et de Légaré. L’armée organisait également des conférences et des causeries afin de convaincre les hommes à s’engager au sein des troupes alliées. L’un d’eux était le sergent Jean Clin, un ami commun de Milo et d’Honoré-Édouard Légaré. L’archiviste du Royal 22e Régiment, madame Sara Bélanger, m’a gracieusement fourni des informations sur Jean Clin. Né à Montréal le 2 novembre 1876, il s’était enrôlé le 7 novembre 1914 dans le 22e Bataillon et sera déployé en Europe le 20 mai 1915. Sérieusement blessé le 18 juillet 1916, il sera rapatrié le 31 mars 1917 et passera dix-sept mois à l’hôpital mais ne récupérera jamais de ses blessures. Son « inaptitude médicale » (sic) sera qualifiée de permanente. J’ai trouvé son nom dans le recensement fédéral de 1911 où il est indiqué que son lieu de résidence est La Citadelle de Québec. Légaré note dans son journal intime : « J’étais en visite chez mon ami le Comte de Trigon (…). Là se trouvait un monsieur Clin, un ami de Milo… » (Citation fournie par monsieur René Cloutier).
Décès de Georges Milo. D’autres fiches nous indiquent que le 6 novembre 1915 Georges Milo est promu sergent de bande au sein du régiment canadien d’infanterie. Il semble être alors en poste en Angleterre, si on se fie à la mention suivante : « Theatre of War : England ». Puis les choses semblent se précipiter. Il est admis le 8 novembre à l’hôpital militaire de Frensham Hants souffrant d’une très sévère bronchite. Il décède finalement le 16 novembre à 8h30, en soirée. Le médecin qui rédige la synthèse finale de son dossier médical, suite à son décès, indique qu’il a été, semble-t-il, violoniste. Sur une autre fiche, la synthèse de ses cinq mois de service est consignée.
Ultime réflexion. Georges Milo est inhumé au cimetière militaire de Bordon, dans le Hampshire, en Angleterre. Son nom figure au Livre du souvenir de la Première Guerre mondiale, à la page 29. En repensant à l’itinéraire de vie de cet homme brave et courageux et en parcourant son dossier militaire où on va jusqu’à nous préciser le peu de monnaie retrouvée dans ses poches au moment de son décès, je ne puis que me demander comment il se fait que personne n’ai gardé trace de Georges Milo à Charlesbourg. Honoré-Édouard Légaré dans son journal intime mentionnait que Georges Milo était directeur de la fanfare de Charlesbourg. Mais encore?
Puis-je à tout le moins me permettre d’imaginer que le son des voix entremêlées de mon grand-père, Joseph-Arthur, et de cet homme valeureux aura retenti à quelques reprises dans la maison ancestrale?