Deux partitions de musique signées Georges Milo. La passion jamais démentie de mon grand-père paternel, Joseph-Arthur Bédard, pour le chant était connue de tous dans la famille. Les nombreuses partitions de musique retrouvées dans la maison ancestrale en témoignent amplement.
Avait-il des musiciens parmi ses amis? Il semble avoir entretenu à tout le moins une relation d’amitié avec un musicien et compositeur, du nom de Georges Milo, dont j’ai retrouvé justement deux partitions dans la maison ancestrale. L’une, imprimée. Et l’autre, entièrement manuscrite, portant cette mention : « À mon ami Arthur Bédard ».
Qui était ce Milo? S’agissait-il d’un résident de Charlesbourg et contemporain de mon grand-père? D’un confrère de l’École normale Laval? Milo était-il le pseudonyme à peine déguisé de Milot? Mes recherches auprès des généalogistes du village n’ont rien donné. Personne n’avait jamais entendu parler de lui. Nulle famille Milot à Charlesbourg. Aucune mention de Milo dans le Journal de Ferdinand Verret. La chose a piqué ma curiosité.
Pourtant, sur l’une des partitions imprimées que j’avais sous les yeux, il était bien écrit qu’il habitait Charlesbourg!
Une piste semble émerger. J’étais d’autant plus intriguée qu’une autre des partitions sorties de la maison ancestrale était attribuée à un certain « OLIM ». L’anagramme de Milo. Le reflet d’une intention artistique évidente, celle de se démarquer. Mais encore?
Ce sont les souvenirs de Georges-Henri Bédard, petit-fils d’Elzéar et fils d’Albert, un contemporain de Joseph-Arthur à Charlesbourg en même temps que son cousin, qui m’ont mise sur une piste. Dans ces souvenirs, dont j’ai déjà fait mention, Georges-Henri fait référence à une chanson signée Georges Milo que son père, Albert, avait enregistrée dans les années 1925 :
« Durant sa jeunesse, il a même créé une jolie chanson « Printemps d’Amour », paroles et musique de Georges Milo, chez J.E. Bélair éditeur de Montréal. Cette pièce passe en 1925, en première page, dans le « Passe-Temps », qui était ce qu’on appelle aujourd’hui le « Hit Parade » de Montréal » (Georges-Henri Bédard, dans Biographies et histoire des gens de Charlesbourg, Op. cit., p.339).
Georges Milo, chanteur, altiste, compositeur, chef d’orchestre et poète. J’ai fini par découvrir que Georges Milo était né en Bretagne en avril 1872. Compositeur et altiste, lauréat des concours de Paris en 1891 et 1892 et de l’Association artistique de Bretagne, il émigre au Canada une première fois en 1892, si l’on se fie à sa déclaration recueillie lors du recensement de 1911. Un immigrant était en effet tenu d’indiquer son lieu de naissance et la date de son immigration au Canada.
Compositeur, il est l’auteur d’une cinquantaine d’œuvres pour voix, voix et piano, qui seront publiées dans Le Passe-Temps de Montréal, dans les années 1910 à 1920.Il ne s’agit pas d’oeuvrs classiques, mais plutôt légères voire populaires. Le Passe-Temps était alors l’équivalent du « hit parade » des années soixante-dix au Québec. Certaines de ses chansons, à saveur souvent nationaliste, connaissent un succès certain, notamment « Cher amour » et « La Canadienne ». Cette dernière est publiée intégralement dans le numéro 17 du 17 février 1912 du Passe-Temps. Milo est un beau brun, avec une impressionnante moustache. Il fixe la caméra avec assurance.
Milo publiera également de la poésie. J’ai ainsi retrouvé dans le numéro du 29 avril 1911 du Passe-Temps un poème à la rubrique « Le coin des poètes ». Le poème est dédié à un certain Pierre Durand et s’intitule : En Bretagne.
Georges Milo à l’Opéra français de Montréal. Milo retourne brièvement en France et revient le 17 septembre 1894 à Québec avec son épouse, à bord du SS Lake Ontario. Ce transatlantique transporte les artistes français engagés par l’Opéra français de Montréal pour la saison 1894-1895.
L’Opéra français de Montréal n’a été actif sur la scène montréalaise que trois saisons, de 1893 à 1896, mais il a jeté les bases d’une tradition qui se poursuit encore aujourd’hui, celle de présenter au public des œuvres originales et non remaniées. Les artistes qui s’y produisaient étaient Européens et avaient été recrutés outre-mer par les imprésarios d’ici. Milo sera de cette cohorte. Les conditions de travail de ces musiciens étaient précaires. Sans sécurité d’emploi, ils étaient tenus de se produire à un rythme soutenu au gré des programmations, fort chargées.
Des informations de première main sur Georges Milo. J’ai pu compter dans ma quête de Georges Milo sur la générosité de madame Mireille Barrière, auteur d’un ouvrage très fouillé sur L’Opéra français de Montréal (Montréal, Fides, 2002, 355 pages), qui a gentiment mis à ma disposition les informations dont elle disposait sur le compositeur et musicien, et qui n’étaient pas incluses dans son ouvrage : « Le 24 novembre 1894 il fait paraître une annonce dans Le Monde Illustré (p. 259). Il se fait appeler G. Milo de Trigon, se dit compositeur et professeur de musique. Il donne des leçons de violon et d’accompagnement à domicile ou à sa résidence au 21 de la rue Sanguinet. Cependant c’est comme chanteur qu’il débute à l’Opéra français, emploi dans lequel il obtient beaucoup de succès. La représentation du Petit Faust d’Hervé, le 22 avril 1895, est donnée à son bénéfice; on le qualifie de « chanteur très aimé ».
C’est durant la saison suivante qu’il devient alto dans l’orchestre de l’Opéra français (…). Cela peut surprendre au premier abord qu’un violoniste soit obligé de faire carrière comme chanteur plutôt que de vivre de son instrument. Le fait n’est pas rare. (…) Le 15 mars 1899 s’ouvre l’Eldorado, qui se dit « café-concert parisien ». On y présentait des chansons, des sketches, des vaudevilles à couplet et de petites opérettes. Milo en est le chef d’orchestre à partir du 8 mai, et l’on souligne que, sous sa direction, l’orchestre remplit son devoir vaillamment et qu’il a exécuté des morceaux de choix (La Patrie, 16 mars 1899; Le Passe-Temps, 15 avril 1899).
(…) Après la fermeture de l’Eldorado, Milo s’en va comme chef d’orchestre au théâtre de la Gaieté française au mois d’octobre 1901. René Ravaux Darcy en est le directeur artistique. Mais le théâtre ferme ses portes le 11 novembre suivant » (Extrait des notes obtenues de Mireille Barrière).
Chef d’orchestre du Théâtre populaire de Québec. On retrouve ensuite Georges Milo dans la Vieille Capitale, au Théâtre Populaire de Québec, dont il est le chef d’orchestre, selon les informations sur l’auteur qui accompagnent la publication en 1919 d’une de ses œuvres, toujours dans Le Passe-Temps. Mais les informations dont on dispose sur ce théâtre sont minces, si ce n’est que ses activités avaient débuté en 1906 et qu’elles se déroulaient dans la salle Jacques-Cartier, située en Basse-Ville. Il prendra ensuite le nom de Théâtre populaire national à partir de 1909 et celui de Théâtre national Vaudeville de 1910-1911.
J’ai trouvé preuve de la présence de Georges Milo à Québec en compulsant l’Annuaire de Québec pour les années 1904, 1905, 1906 et 1907. Il se déclare « musicien » et habite comme chambreur chez une dame, veuve Jones, dont la propriété est située au 72, rue Saint-Michel. Cette rue du quartier Montcalm était située entre la rue Saint-Amable et la rue Saint-Patrick. Lors du recensement de 1911 il est toujours logeur mais dans le quartier Saint-Roch, chez un Français, du nom de Boudeux, qui exerce le métier de sellier. Je n’ai trouvé par ailleurs, nulle mention de Milo dans le journal L’Événement, de Québec, où les spectacles du Théâtre national, du Théâtre Rustique, de l’Auditorium, du Théâtre Crystal, situé au 263, rue Saint-Joseph, ou du Théâtre Princesse, étaient annoncés. Il n’aura pas laissé de souvenir impérissable à Québec.
Une chose est sûre : ce musicien touche-à-tout et ses semblables ne roulaient pas sur l’or. Et ne levaient le nez sur aucun engagement! On est à des années lumières du vedettariat rémunéré à outrance!
Le yin et le yang pour Joseph-Arthur. En chaire, les curés pourfendaient l’opéra, l’opérette et autres manifestations en salle de spectacle ou en cabaret. Des genres musicaux qui encourageaient selon eux le mensonge et l’infidélité conjugale. Ils menaçaient de refuser l’absolution à ceux de leurs ouailles qui les fréquentaient.
C’est probablement au cours de ces années que mon grand-père fit la connaissance de Georges Milo. Une question surgit spontanément à l’esprit : fréquentait-il ces lieux? Prit-il des cours de chant de Georges Milo? Impossible de le déterminer. Mais il semble peu probable que les deux se soient connus à l’église! J’ai plaisir à imaginer Joseph-Arthur tirant le meilleur profit des deux univers : le soir à l’opéra ou à l’opérette… et le lendemain matin à l’église!
Une piste additionnelle et déroutante. Puis je découvre qu’une Marche funèbre, dédiée à titre posthume à Georges Milo et dont l’auteur est un certain Félix Badin, a été publiée en novembre 1923 dans Le Passe-Temps. La pièce porte la dédicace suivante : «À notre regretté sergent de bande, Georges Milo, décédé à l’hôpital militaire de Fresham, Hants ( Angleterre) Le 16 novembre 1915 »
Georges Milo était donc décédé au combat, durant la première guerre mondiale! Mais encore?