On vit de l’air du temps. À l’époque où ont vécu mes grands-parents paternels, Joseph-Arthur et Mathilde, on ne se préoccupait pas de s’enrichir ou de faire fructifier son avoir. Il était souvent mal vu, dans cette société encore largement rurale où la pensée catholique dominait, de penser à l’argent comme à un levier social ou économique. Joseph-Arthur et Mathilde s’inscriront dans ce courant.
La maison comportait de beaux meubles, en particulier un ensemble de salle à manger massif, très anglais, de couleur presque ébène, aux pattes rondes et peu travaillées, dont je n’ai jamais vu d’équivalent dans d’autres maisons. Lorsque j’étais enfant, à l’occasion des fêtes du Nouvel-An, chez ma grand-mère Mathilde, la table et le vaisselier de cet ensemble occupaient encore tout l’espace. Leur beauté était rehaussée par les fines nappes rebrodées sur lesquelles de la vaisselle lourde et fort ancienne, dans les tons bleutés, était posée. On y goûtait les fameux desserts de ma grand-mère, dont un de mes cousins en estimait le nombre à au moins treize (voir chapitre 43 Tante Thérèse)! Joseph-Arthur et Mathilde possédaient des livres, un piano, un orgue de Barbarie. Il y avait de la dentelle dans les fenêtres et sur les dessus de lit. On fera l’acquisition d’une automobile à un certain moment. Les enfants du couple, surtout les garçons, étaient traités comme de petits princes. Mon père, l’aîné des garçons, disposait de sa tasse pour le chocolat chaud, de son cocotier et d’une cuillère plaquée argent et gravée à son nom.
Joseph-Arthur en pince pour les Français. Il semble, selon ce qu’on m’avait expliqué quand j’étais enfant, que mon grand-père en pinçait pour les Français. Il avait ainsi hébergé pendant un certain temps un peintre du nom de Laurent Revel qui, en échange du gîte et de la nourriture, avait réalisé deux peintures. Je me souviens fort bien de ces peintures, dont l’une, aux tons sombres et représentant des poules dans le foin, était accrochée au-dessus du vaisselier dans la salle à manger. L’autre, une marine, était accrochée au-dessus du foyer dans le salon. Pour mes yeux d’enfants, il s’agissait de véritables chefs-d’œuvre! Plutôt des croûtes, fort probablement. Quand on a vidé la maison ancestrale, les deux peintures, l’orgue de Barbarie et la vaisselle ont été récupérés par des neveux et nièces. On peut les comprendre…
Mon grand-père embauchera également un engagé breton, du nom de Jean Lemaître. Je reconnais l’écriture de ma sœur Andrée au verso de la photo, nous indiquant de qui il s’agit. Quelles étaient ses attributions? Impossible de le préciser. La photo le représentant, œuvre d’un photographe de Québec, nous le montre bien vêtu, avec cravate et col de chemise empesé. Jeune, maigre, les oreilles décollées! Je l’imagine mal ramassant le fumier dans la grange! Mais encore?
L’amour de la musique. Et surtout, chez Joseph-Arthur et Mathilde, on fait de la musique. Pour les enfants, il semble que cela ait été l’apprentissage de divers instruments. Thérèse et Élizabeth font du piano et s’essayent au violoncelle. Élizabeth semble plus douée, sinon plus persévérante, que sa sœur cadette. Elle a reçu de sa tante Éva de Saint-Georges le recueil des 110 exercices de Charles Czerny sur lesquels tous les pianistes en herbe ont dû peiner (incluant la soussignée!).
Papa chante! Les membres de la famille aimeront tous chanter, des plus jeunes aux plus vieux. Quand j’étais enfant, avant que la maisonnée ne s’éveille, assise sur les genoux de mon père, le même rituel entre nous se déroulait : De sa voix juste mais peu puissante, il me murmurait « La belle, si tu voulais », que j’aimais particulièrement. Or celui qui donnera le ton à cet égard, c’est mon grand-père, Joseph-Arthur. Jusqu’à l’aube de sa vieillesse, la musique emplira sa vie, bien qu’il ne fît jamais la carrière à laquelle sans doute il aspirait. Alors il chantera à l’église!
Quand la sœur de Ferdinand, Lucie Verret, décédera, en janvier 1921, au plus fort des tensions entre Ferdinand et la famille Bédard, dont je parlerai plus tard, Joseph-Arthur chantera à ses funérailles et suscitera chez Ferdinand ce commentaire : « Le chant fut remarquablement beau et le Benedictus chanté par J.A. Bédard fut de toute beauté. » (Journal, op. cit.) Ma grand-mère Mathilde, qui avait ressenti un tel coup de cœur pour son beau Joseph-Arthur la première fois qu’elle l’avait entendu chanter et avait décidé sur le champ qu’il deviendrait son mari, continuait sans doute à apprécier la voix de son époux, assise avec les enfants dans la nef de l’église de Charlesbourg.
De vieilles partitions qui sentent le moisi. J’ai pris la pleine mesure de la passion de mon grand-père pour le chant quand j’ai retrouvé dans la maison ancestrale des piles et des piles de partitions de musique. La maison avait été vendue. Il fallait la vider. Ces livres sentaient le moisi car ils avaient séjourné pendant plus de cinquante ans dans le grenier de cette maison qui ne comportait aucun chauffage central.
De nombreuses partitions de chant sacré, mais également de l’opéra français et allemand, pour deux voix ou pour piano et chant, ainsi que de l’opérette. Et même ce qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de répertoire plus léger, du type vaudeville ou « chansonnette ». On importait directement de France, de Belgique, d’Allemagne. Certaines publications faisaient l’objet d’une réédition nord- américaine par des maisons américaines, telle la National Music Company, établie à Lowell, dans le Massachusetts. Les pages couvertures méritent à elles seules le détour.
Des legs du passé qui ne laissent subsister aucun doute sur ce qui animait Joseph-Arthur.
Le reflet d’une passion continue et jamais démentie. Quelques partitions ont été méticuleusement transcrites au crayon à mine, pour les paroles, à l’encre pour les portées et les notes de musique. Aucune rature. Un travail de professionnel. Parfois Joseph-Arthur appose sa signature au bas d’une partition qu’il a méticuleusement et méthodiquement recopiée. Amoureusement retranscrite, devrais-je dire pour rendre justice au produit final.
Encore aujourd’hui l’odeur qui se dégage de ces documents atteste de leur séjour prolongé dans un milieu peu favorable à la conservation des livres. Ils ont plus de cent ans, sont jaunis, friables et tombent presque en lambeaux. Au-delà de cette odeur persistante, ce qu’ils évoquent surtout, c’est la passion de Joseph-Arthur pour le chant et l’opéra.
Une des découvertes intéressantes que j’ai faites au sujet de Joseph-Arthur, mon grand-père paternel, touche la relation d’amitié qu’il semble avoir entretenue avec un musicien et compositeur d’origine française établi à Montréal puis à Québec, du nom de Georges Milo. Qui était donc ce Milo?