Malgré toute l’affection que je portais à ma grand-mère Julia, je ne lui trouvais pas de grands talents de cuisinière. Après tout je passais de longues semaines pendant l’été chez elle, après notre déménagement à Québec. J’ai été à même de goûter et de juger! Elle ne faisait pas la pâtisserie, la bonne et tante Michèle s’en chargeaient. Cette dernière préparait un gâteau aux noix dont le goût me remonte dans la bouche rien que d’y penser. Elle me chantait la Chanson de l’empereur, avec ses nombreux refrains dont chacun commence par un jour de la semaine, tout en étendant le glaçage! Julia, elle, préparait de grosses chaudronnées de soupe aux légumes, mais qui n’avaient pas beaucoup de goût. En général, ses plats cuisinés étaient fades. Elle ne comprenait pas comment faire griller la viande, comment assaisonner, aromatiser. Bref, la cuisine ne faisait pas partie de ses qualités les plus éminentes. Mais elle en avait d’autres, qui valaient bien celle-là!
Inconditionnellement soudés, contre vents et marées. Comme enfant, je n’ai jamais senti la moindre animosité entre Alfred, mon grand-père, et Julia, ma grand-mère. Aucun contentieux apparent. Je ne pense pas qu’ils aient laissé les épreuves qu’ils avaient traversées entacher le reste. Le reste, c’était les enfants, surtout. Et une certaine conception du bonheur, faite de choses simples. Comme ce n’étaient pas des intellectuels ou, plus exactement, comme ils n’entretenaient aucune prétention de l’être, ils ne perdaient pas leur temps à se tâter le cœur et les reins! Le souvenir que je garde de Julia est celui d’une femme enjouée, tendre, préoccupée de sa famille et particulièrement de la santé de ses petits- enfants mais tout autant intéressée par les toilettes, les voyages. Jamais de colère. Mais de la douceur et une sorte d’insouciance. J’ai entendu souvent ma mère la critiquer pour ses escapades trop fréquentes. Comme ma mère était l’aînée des enfants, on la laissait à la maison avec la responsabilité morale de veiller sur les plus jeunes, même si une aide domestique était toujours de faction. Julia avait parfois envie de s’échapper. Et elle ne s’en privait pas, au grand dam de ma mère qui, pourtant, fera exactement la même chose des années plus tard!
La royaume de Julia… Mon grand-père et Julia faisaient chambre à part. Nous ne comprenions pas pourquoi, mais cela ne nous dérangeait pas, nous, les petits-enfants. Il nous semblait que nous profitions ainsi du meilleur des deux mondes. Je me souviens de m’être souvent glissée dans le lit de ma grand-mère, quand nous avions déjà déménagé à Québec et que je venais en visite. Comme elle était frileuse, elle portait souvent une liseuse au lit. Je crois qu’elle appréciait la chaleur que procure un enfant! Le couvre-lit et les tentures étaient imprimés, de grosses fleurs jaunes et roses, fort vraisemblablement achetés lors d’une de ses virées aux États-Unis. Je m’y sentais chez moi. Et puis il me semblait que ma grand-mère sentait toujours bon. J’aimais le contact de sa peau, que je trouvais douce et rosée. J’ai cru pendant longtemps que ses pommettes étaient naturellement colorées, un peu comme ces poupées de cire qu’on voit dans les musées. Jusqu’à ce que je découvre dans son sac à main son fard à joues, dont elle usait avec générosité! Même trop parfois! Elle prenait un médicament contre la constipation qui ressemblait vaguement à des céréales sèches. Nous, ses petits-enfants, adorions le goût de cette « céréale », qu’elle conservait sur sa table de chevet! Savait-elle que nous nous en servions des portions? Sûrement!
J’aurai eu ce privilège affectif et physique de pouvoir côtoyer mes grands-parents maternels, de me coller contre eux, de humer leur odeur sans jamais sentir le moindre rejet de leur part. Entre leurs mains, j’étais comme un chiot que sa mère lèche amoureusement.
… Et le royaume d’Alfred. Mon grand-père, lui, occupait une chambre adjacente à celle de ma grand-mère et qui comportait deux portes : l’une donnait sur sa chambre, à elle, et l’autre donnait directement sur la cuisine! Je ne me souviens pas m’être glissée dans son lit. Il fumait et sa chambre sentait la cigarette. Il gardait toujours en réserve dans la sienne des peppermints, au goût légèrement crayeux et qui ne se dissolvaient pas aisément dans la bouche, mais qu’il nous distribuait généreusement. Je dis nous parce que nous étions toujours trois ou quatre cousins et cousines à nous tenir ensemble. Comme une meute de jeunes chiens! Nous avions droit, une fois par semaine, à notre allocation de dépenses, qui consistait pour chacun de nous en une pièce de cinq sous, sur laquelle reposaient deux sous noirs soigneusement alignés. Le tout posé sur sa table de chevet. Ce n’était pas une façon de nous « acheter ». Davantage un geste de respect et de responsabilisation. Ce faisant, il nous donnait la marge de manœuvre pour décider, sur ce mince chapitre de la gourmandise, si important pour les enfants de cet âge, comment gérer nos désirs. On achetait beaucoup de friandises avec sept sous, à l’époque! Du moins c’est ce que nous pensions, les quelques bouts de réglisse rouge et noire, jelly beans, guimauve teinte en jaune en forme de mini banane, suffisaient à notre bonheur. Les portions étaient petites, mesurées.