On peut poser l’hypothèse que ce qui animait Joseph-Arthur et Olivette lors de la rédaction de leurs testaments respectifs (chapitre 78) c’était leur souci de procéder à un partage équitable entre leurs nombreux fils mais tout autant à un rééquilibrage à court terme au profit des aînés de leurs garçons. Trois d’entre eux (Alphonse, Cléophas et Elzéar) n’avaient pas fait d’études et étaient agriculteurs, voire charpentiers, ou sacristain, dans le cas de Cléophas. Les trois autres, plus jeunes (Éphraïm, Joseph-François et Joseph-Arthur), avaient quant à eux poursuivi des études supérieures ou étaient en cours de les terminer. Et semblaient promis à un avenir financier plus prometteur que les trois fils aînés.
Leur volonté de remettre les pendules à l’heure pourrait être à l’origine des volontés du couple, couchées sur papier et notariées. Les propriétés étaient nombreuses, les héritiers potentiels également! Voici donc ce qui en découla.
Bien peu pour les filles. Première observation : Les filles, Floristine, Joséphine (sœur Jérôme), Mélanie et Lucie n’hériteraient d’aucune terre, propriété ou bien immobilier. La chose était conforme aux coutumes de l’époque. On se transmettait en général les terres de père en fils.
Il était précisé que celui ou ceux qui ultimement hériteraient de la demeure ancestrale devraient les loger, dans cette demeure, les nourrir, les vêtir, les entretenir de hardes et de linge de corps, les faire soigner en cas de maladie et ce, jusqu’à leur mariage. Si elles n’étaient pas mariées au moment du décès du dernier des deux parents, une somme de cent piastres devrait leur être donnée. Si elles se mariaient il faudrait les pourvoir chacune d’un lit garni, d’une commode, d’un coffre et d’une vache laitière ce qui, là encore, était conforme aux us et coutumes de l’époque. Tout avait été prévu, même la possibilité de mésentente. Ainsi Joseph-Urbain stipulait que : « Si mes dites filles cessent de demeurer avec leurs frères (…) pour cause de mésintelligence, ces derniers seront tenus de leur payer aussi à chacune d’elles, une somme additionnelle de cent piastres » (Voir chapitre 78, Testament de Joseph-Urbain Bédard, devant le notaire Delâge, le 23 juillet 1884).
Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise devant les mœurs de cette époque, qui plaçaient les femmes, surtout celles demeurées célibataires, dans une position d’assujettissement à l’égard de leurs parents, puis de leurs frères. Plus concrètement, dans le cas qui nous occupe, Lucie, mariée à Ferdinand Verret, et Joséphine, entrée en religion, purent chacune à sa façon s’affranchir du bon vouloir de leurs parents et de leurs frères. Il en alla autrement de Floristine (voir chapitre 61), jamais mariée et qui sécha sur place à Charlesbourg jusqu’à sa mort, et de Mélanie (voir chapitre 71), également jamais mariée et qui suivit son frère Joseph-François en Estrie puis à Montréal. Cela, dans le Canada français des années 1880… Il n’y a pas si longtemps…
Alphonse n’est pas mentionné. Deuxième observation : Alphonse, l’aîné des garçons n’est mentionné nulle part. Sans doute parce qu’il semble définitivement installé à Argyle, aux États-Unis. Il était fréquent à l’époque de rayer des testaments un fils émigré ailleurs. Il ne s’agissait pas d’un geste de rejet. Plutôt d’un geste de prudence, afin de ne pas complexifier, le moment venu, la liquidation des biens des parents décédés. On sait que lorsqu’il décidera de réintégrer définitivement Charlesbourg, un oncle et sa femme en feront leur héritier et « se donneront » à lui, ce qui était là également une coutume de l’époque.
Délibérations nombreuses et laborieuses. Il restait donc cinq fils entre lesquels procéder au partage des biens : Cléophas, Elzéar, Éphraïm, François-Joseph et Joseph-Arthur. Cléophas et Elzéar reçurent des terres par voie de donation, avec prise d’effet le premier mai 1885. L’acte fut signé devant notaire le 22 juillet 1884.Le couple disposa de ses autres biens par voie de testaments, signés le 23 juillet.
Les nombreuses ratures que l’on détecte surtout dans l’acte de donation, les ajouts dans les marges, le fait qu’il y ait plus d’un scribe, à en juger par les multiples calligraphies qu’on observe dans le corps et dans les marges des textes juridiques, tout cela atteste sûrement des nombreuses discussions, voire des tâtonnements, qui présidèrent à l’exercice de cette recherche d’équité! Car s’il y avait des terres à partager, il fallait disposer également de quelques reconnaissances de dettes!
Donations à Cléophas et à Elzéar. Cléophas et Elzéar sont les deux aînés des fils et ceux qui sont les moins scolarisés des garçons. Les parents leur font don, à parts égales, de l’immense lot enregistré au cadastre sous le numéro 265, et dont Joseph-Urbain avait hérité de ses parents, Jean-Baptiste Bédard et Angélique Jobin, en vertu d’un acte notarié daté du 7 février 1844. Le lot se compose notamment d’une terre située à Orsainville, et qui fait 22 ½ arpents de long par 2 arpents de large, d’une maison avec grange, d’un cheval, d’une vache laitière et d’une génisse de printemps. Cette portion est donnée à Cléophas.
Le lot comporte également une terre qui oscille entre 2 et 4 arpents de largeur par 10 arpents de profondeur, située à Charlesbourg en prolongement de la partie donnée à Cléophas.
Donations assorties d’obligations financières. S’ensuivent une série de considérations et d’obligations légales, notamment : Celle pour Cléophas de rembourser à une dame Augusta Guérout, femme d’un certain Mathew Bell Irvine, une somme de $ 1 329 dollars, sans compter les intérêts, à compter du premier mai 1885, date de prise d’effet de la donation; celle, pour Elzéar, de rembourser à un Charles Bédard ( fils de Thomas Bédard) la somme de $ 150 piastres et à un second Charles Bédard ( fils de Jean-Baptiste Bédard) les montants de $ 100 piastres et de $ 500 piastres, sous forme d’emprunts dont les intérêts commenceront à courir le premier mai 1885. Pourquoi ces emprunts avaient-ils été contractés? On aurait aimé le savoir…
En contrepartie, les donateurs (donc ses parents) « s’obligent d’aider le dit Cléophas à réparer les bâtisses qu’ils lui donnent ci-dessus ». Ils déclarent également que « cette donation est faite par les donateurs en considération pour les donataires, leurs fils » et qu’elle résilie une donation signée devant le notaire Chaperon, début juillet 1883.
Quelques obligations, dont celle de ne pouvoir vendre, hypothéquer ou aliéner les immeubles du vivant des donateurs, ont été rayées. Le texte final comporte autant de sections biffées que de parties non biffées! Dommage que les brouillons n’aient pas été conservés! Difficile de s’y retrouver dans ce dédale laborieux. L’intention compensatoire, à l’égard du peu d’éducation de ces deux fils, qui démarrent dans la vie avec un désavantage économique évident, semble claire.
Cette donation disposait de Cléophas, qu’on ne retrouve pas mentionné dans le testament de Joseph-Urbain, qui sera signé le lendemain de la signature de l’acte de donation, soit le 23 juillet. Non plus que dans celui d’Olivette, son épouse, daté également du 23 juillet. Elzéar le sera, lui. Pourquoi ne pas avoir inclus Cléophas, ce serait-ce que symboliquement? Mystère.
Qu’en est-il de François-Joseph et d’Éphraïm? Les parents recommandent de les soutenir financièrement dans leurs études (de médecine). Et de leur verser à chacun $ 100 au terme de leurs études ou qu’un lopin de terre d’un arpent par un arpent et demi leur soit alloué. Mais ils ne sont pas partie prenante, non plus que Cléophas, de l’acte final signé le 21 février 1885, qui résume l’inventaire des biens cédés sous forme de dons par les parents.
Elzéar et Joseph-Arthur légataires à parts égales. Une fois les donations réglées, Joseph-Urbain et Olivette instituent Elzéar et Joseph-Arthur légataires à parts égales de leurs biens mobiliers et surtout immobiliers. Ils leur laissent toute latitude pour décider entre eux deux du partage qui leur semblera le plus équitable. L’inventaire de la succession, signé le 21 février 1885, suite au décès d’Olivette, permet de prendre la juste mesure des biens, essentiellement des terres, qui leur sont légués :
Patience oblige. Détail important : les héritiers devront attendre le décès de leurs deux parents avant de pouvoir hériter des biens de ces derniers. Olivette décédera en 1884, laissant la jouissance de ses biens à Joseph-Urbain, qui décédera quinze ans plus tard, en 1899. Et il peut se passer bien des choses en quinze ans! À suivre…