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75 – Ferdinand Verret, le magnifique

Un être sensible doublé d’un esprit observateur. Pendant quarante-quatre ans Ferdinand Verret  notera au quotidien, dans un grand cahier ligné et cartonné, les faits et gestes de son village, de son commerce, de sa famille, de sa vie personnelle, de la société en général et même de la planète, avec une spontanéité et une aisance dans le style qui forcent l’admiration. Jamais de ratures. Il consigne ses impressions au quotidien, et ne revient jamais sur une affirmation qu’il a notée précédemment. Il s’assume totalement. S’il pratique l’autocensure c’est là, au moment précis où il s’exprime, jamais après coup.

Grâce à son esprit d’observation et à sa sensibilité c’est le récit de sa vie mais également le portrait d’une époque, du village de Charlesbourg et de ma famille  qui émergent.  Ses notes manuscrites, consignées de sa belle écriture roulée, je les ai toutes parcourues! Des heures et des heures de découvertes et de ravissement. On les dévore tant elles sont vivantes, piquantes, vraies! Mais sans jamais tomber dans le commérage ou la révélation de secrets délicats. Pourtant, en ce qui concerne au moins le village et la famille, il savait certainement tout!

7501Un carnet par année. Chaque début d’année Ferdinand entreprenait  la rédaction d’un nouveau carnet qu’il remplira consciencieusement et quotidiennement. Comme il était simultanément grainetier, apiculteur, titulaire de la poste (en lieu et place de sa chère Lucie), et qu’il était méthodique et appliqué, les entrées quotidiennes portaient sur les événements personnels et familiaux et également sur chacune de ses affaires. Il y faisait état des commandes de graines, de l’impression de ses catalogues, des voyageurs de commerce qu’il embauche, des activités de la poste (nombre de lettres expédiées, de timbres vendus, etc.), des emprunts à la banque, de la location des automobiles avec chauffeur, etc. Combien d’heures consacrait-il sur une base hebdomadaire à cet exercice de comptabilité et de recension? Sans doute un nombre élevé, à en juger par la précision, presque tatillonne,  de l’information que recèlent ses carnets.

En fin d’exercice, dans la dernière section du carnet, Ferdinand dressait un bilan exhaustif de l’exercice écoulé. Il revenait sur l’année qui se terminait, nous livrait sa perception de la « qualité » des douze mois de cet exercice. Et se remémorait ceux qui étaient morts parmi ses concitoyens. De façon plus prosaïque, son bilan contient le détail de la rémunération quotidienne ou hebdomadaire de chacun de ses employés, dont plusieurs membres de la famille Bédard!

On constate de plus que le concept de vacances annuelles était inconnu! On travaillait cinquante-deux semaines sur cinquante-deux, six jours par semaine, avec relâche le 25 décembre, le premier janvier et le 24 juin.

Un élément du comportement de Ferdinand m’intrigue : Il  dressait en chaque fin d’année, outre son bilan, un index des événements recensés dans son Journal, comme s’il anticipait le jour où des lecteurs autres que lui-même le liraient. Or, ses carnets ne circuleront jamais, de son vivant. Souhait-il qu’un jour ils soient diffusés? Ce qui n’aurait rien de surprenant… Ferdinand se tenait quand même en haute estime, ne l’oublions pas!

Le portrait fidèle d’une époque. Jacques-Ferdinand Verret nous restitue avec force détails et une spontanéité qui force l’admiration une époque révolue, avec ses codes sociaux fort différents des nôtres. Une époque où l’État intervenait très peu dans la vie des gens, où il fallait trimer dur physiquement pour élever les enfants, nécessairement nombreux, sans aucune protection sociale, sans syndicats, sans accès à des soins de santé gratuits. Quand le malheur frappait, sous forme de maladie, de revers de fortune, on en était quitte pour survivre à quémander la charité des autres. La précarité matérielle de certains était frappante, et personne ne semblait à l’abri des aléas du destin. Voilà pourquoi il était si important de s’en remettre à la providence et de ne jamais oublier de remercier Dieu de sa générosité… car on ne savait jamais…!

7502Omniprésence de la religion. Il est au fait de tous les événements, petits et grands, du village. La religion est omniprésente et personne ne semble pouvoir survivre hors d’elle, qu’il s’agisse des nombreuses tergiversations touchant la réfection de l’église, la vente des bancs d’église, les innombrables défilés et processions, le choix des pièces de musique lors de la messe de minuit, les soirées d’opérette organisées par les Enfants de Marie  et, surtout, les perceptions des uns et des autres quant à la personnalité des curés qui se succéderont, en particulier l’impitoyable curé David Gosselin ( voir chapitre 51).  

Quel temps fait-il?  Il débute en général chaque entrée quotidienne avec un aperçu de la température, car l’impact sur les récoltes, et par ricochet sur ses affaires, est direct. Parfois il fait très chaud en juin, mais parfois c’est l’inverse. Il note le tout minutieusement. On connaît certaines années de la pluie en février, ou inversement des froids sibériens. Il s’inquiète des effets dévastateurs d’une tempête de verglas sur les arbres fruitiers, d’un gel nocturne en juin qui compromet l’éclosion des bulbes, et risque d’indisposer ses chères abeilles, d’un automne précocement froid ou, inversement, d’un orage de pluie en février. Les fréquentations nocturnes de sa chatte l’intéressent et il se réjouit de ses talents de charmeuse!  Et nous narre une invasion de plus de cinquante rats dans son écurie (mars 1921).

Préjugés de l’époque. Ses propos au sujet des anglophones, des Juifs, des Amérindiens et même des Noirs reflètent les idées et les préjugés de l’époque, qu’il assume totalement, sans état d’âme. Ni questionnements. On se méfie de l’ « autre » dans cette société soudée serrée où on a survécu en se repliant… voilà du moins ce que véhiculent les penseurs de l’époque et, au premier chef, le clergé. Ferdinand n’y voit rien à redire.

Pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, comme ce que Ferdinand jette sur le papier n’est ni censuré ni enrobé, on est à même de mesurer quelle était l’échelle de l’intolérance et, en corollaire, le niveau du sentiment collectif de non culpabilité.

Irlandais et Écossais : retenue et prudence. Ferdinand se montre peu disposé à l’égard des Irlandais et des Écossais et les considère toujours avec une certaine prudence, bien qu’en général il trouve les jeunes filles de cette communauté linguistique fort jolies. Sa rencontre sans conséquences dans une ruelle de Québec avec une prostituée, le premier juillet 1883, une Irlandaise évidemment, le reflète bien. Ferdinand semble penser que toutes les prostituées sont irlandaises. Il existe pourtant une communauté d’anglophones à Stoneham-Tewkesbury, mais les deux groupes linguistiques se fréquentent peu ou pas : « Il arrive assez rarement dans Charlesbourg que des jeunes gens s’allient aux Irlandaises  quoique l’occasion se présente parfois. »( 20 nov. 1881)( Op. cit.)

On semble à des années lumières de la cohabitation harmonieuse des catholiques francophones de la région du Lac Mégantic avec les anglophones de souche irlandaise ou écossaise du coin, là où ma mère avait grandi ( voir chapitre 5, Un peu d’histoire). Les O’Brien qui tenaient le magasin général de Black-Lake et qui étaient de grands amis de la famille Côté étaient de souche irlandaise. Auraient-ils pu être acceptés dans le village de Charlesbourg, et y tenir un magasin général?

Méfiance à l’égard des Juifs. L’antisémitisme du chroniqueur est spontané, sans retenue : « Ce soir une soirée de vaudeville par Chouinard, avec ses amis déguisés en Juifs : Lazarovitch, Romanorette, Arahum » (4 mars 1926) ( Op. cit.)

7503Dans une entrée de son Journal, datée du 23 juin 1934, il décrit son agacement devant les tergiversations d’une commerçante juive, qui tient commerce près du Château Frontenac et dont il souhaite qu’elle expose son miel en vitrine, et qui se fait tirer l’oreille pour acquitter une facture qu’elle lui doit. Cette commerçante est la fille d’un commerçant juif connu, monsieur Joseph. Ferdinand laisse entendre qu’il en va toujours ainsi avec les gens de cette race. Il croise un jour dans le village « une espèce de Juif roumain » (22 juin 1937). Ferdinand ne lui veut aucun mal, mais son inconfort devant celui-ci, qui est trop différent,  est manifeste. À cette époque des « pedlers » d’origine roumaine sillonnaient la province, certains en charrette, mais certains à pied avec un sac de marchandises sur le dos.

Ma mère se rappelait les avoir croisés dans son village. Mon père également, qui avait été marqué par la présence de familles entières d’itinérants d’Europe de l’Est, et accompagnés d’enfants,  se déplaçant de village en village pour faire un peu de négoce. Des « gens du voyage », comme on les appelle aujourd’hui.

Personne n’y trouvait à redire. Ne pas aimer les Juifs et se méfier d’eux étaient la norme. L’église interdisait de s’approvisionner chez eux et de faire des affaires avec eux.

Il existait dans les années 1925-1930 une brochure mensuelle qui était publiée par l’Association catholique des voyageurs de commerce du Canada, qui en est une illustration édifiante. Intitulée Le Voyageur catholique, la brochure d’une trentaine de pages en moyenne se voulait un outil d’information pour les voyageurs de commerce qui, par exemple, se cherchaient un hôtel à Montréal. On y trouvait également de nombreux textes de réflexion, souvent à caractère pamphlétaire, où on réaffirmait l’importance de faire des affaires avec des compatriotes, de ne pas blasphémer, de pratiquer sa religion, etc. Plusieurs compagnies canadiennes-françaises, et pas des moindres,  achetaient de l’espace publicitaire. Par exemple, Dupuis Frères (sur la page arrière de la jaquette du Bulletin), la Banque Provinciale du Canada, La Banque d’Épargne de Montréal, Urgel Bourgie, l’Hôpital du Parc Lafontaine, etc.

Immanquablement, presqu’à chaque numéro, une section intitulée « questions sociales » portait sur les Marchands Juifs de Montréal, qu’on s’employait à démasquer en indiquant l’adresse et le nom du commerçant. Voici pour illustration trois des neuf entrées de ce qu’on retrouve dans le numéro de juin 1926 (vol. IV, no 1) :

  • “NEW PARISIEN MILLINERY, 1457, Boul. St-Laurent, masque la juive G. Leibovitch »
  • 7504a« BRITISH TEXTILES LTD., 46, rue St-Alexandre, masque le juif H. Abrahamovitch »
  • “CENTRAL JOBBING BGD., 763a Boul. St-Laurent, masque le juif J. Cohen »

De plus, à la fin de l’énumération, on renvoyait  le lecteur aux numéros des mois d’août, septembre et décembre 1925 ainsi que de ceux de janvier et de février 1926, sur le même sujet. Le reste était à l’avenant. On ne pouvait pas être plus clair!

Autre cas de figure : les Amérindiens. Avec les Amérindiens la chose était plus délicate. Ils n’étaient pas des étrangers, venus d’ailleurs, puisqu’ils étaient ceux qu’on avait dépossédés voire éliminés pour s’installer sur leur territoire. Mais eux aussi étaient perçus comme « autres ». Qu’il s’agisse des funérailles du grand chef huron Paul Picard ( dit Taourenché) qui laisse, dit-on, une fortune considérable de $ 88 000 en héritage, du défilé des Hurons en costume à plumes à la Saint-Jean-Baptiste, des commentaires peu flatteurs de Ferdinand sur le physique des femmes de la Jeune Lorette où, note-t-il, les « jolies filles sont très rares » ( 13 juin 1880), les descriptions qu’en fait Ferdinand recèlent toujours une distance entre les êtres ainsi décrits et lui-même. Il présente les habitants de la paroisse Saint-Ignace-de-la-jeune Lorette comme « 500 ou 600 personnes qui vivent différemment des autres ». Ils sont pauvres et « vendent des racines médicinales. » Il note également qu’ils « parlent différemment » (27 janvier 1884).

Saltimbanques, artistes ambulants… tout y passe. Même les artistes ambulants, saltimbanques, suscitent de la méfiance : Il refuse d’accompagner dans le village « un vieux nègre, M. Brown, et son fils Eddie (qui) cherchent une grange pour donner un concert (19 août 1880). Quelques semaines plus tôt, le 10 juin, « deux vagabonds parlant français (25 ans et 12 ans) et porteurs d’une violon et d’une harpe sont venus égayer le canton. Ils paraissaient Français. Je n’ai encore jamais vu un jeune enfant avoir l’air aussi canaille. »

Difficile de qualifier Ferdinand Verret de raciste, quand on connaît sa générosité et sa grandeur d’âme. Force est de reconnaître qu’il reflétait, inconsciemment, les préjugés de son temps. Là encore, les clefs qu’il nous fournit pour décoder l’époque où il a vécu sont extrêmement enrichissantes et désarmantes de limpidité.  Même si, parfois, elles nous laissent avec un certain inconfort.

7506Au-delà des préjugés : l’âme de ma famille. Parcourir les milliers de pages de ce Journal c’est ouvrir toute grande une fenêtre sur une réalité dont j’ai somme toute peu entendu parler quand j’étais enfant. Ferdinand Verret me restitue l’âme des Bédard, en plongeant dans le quotidien le plus ordinaire de ses membres et en ouvrant les armoires intérieures, souvent bien cadenassées, de cette famille complexe. Comme toutes les familles, je suppose.

Il les a tous connus et parlera de chacun d’eux avec abondance au cours des années : mes arrières grands parents, Joseph-Urbain et Olivette, mon grand-père, Joseph-Arthur, et Mathilde, ma grand-mère. Mais également les frères et sœurs de Lucie, qui sont par conséquent mes grands oncles et grandes tantes : Alphonse, Cléophas, Éphraïm, François-Joseph, Florestine, Mélanie, sœur Jérôme. Et tout autant mon père, ses deux frères et ses deux sœurs, tantes Élizabeth et Thérèse. Et la première femme de mon père, ainsi que les quatre enfants qui naquirent de cette union avec elle et qui ont meublé mon enfance. Et même ma mère, quoique très brièvement.

Une mine inestimable d’anecdotes, qui m’a été précieuse dans ma démarche et ma quête généalogique. La grande et la petite histoire de Mon Arbre. « Plus Bédard que ça tu meurs! » dirait-on familièrement.

Quand deux rivières se rejoignent. Ferdinand Verret s’éteindra le 5 juillet 1946. Un hommage senti lui sera consacré par Jean-Charles Magnan, un agronome qui vouait à cet homme une admiration réelle et bien sentie. Et qui se remémore la personnalité entière, généreuse et spontanée de cet « homme HUMAIN », écrira-t-il dans un article paru dans Le Soleil.

Quoi de plus touchant, quand on creuse ses racines, que de parvenir à un lieu, un moment, où deux rivières se rejoignent? Tel est le cas de Jeanne, ma petite-nièce. La petite-fille de François Magnan. François est le fils de Jean-Charles Magnan, l’auteur de l’hommage paru dans Le Soleil. Jeanne est ainsi Magnan par son père, son grand-père et son arrière grand-père. Et simultanément Bédard par sa mère, sa grand-mère et ainsi de suite… Ferdinand Verret, mari de Lucie Bédard,  est son arrière arrière-grand-oncle par alliance…

Ferdinand aurait aimé…
76 - Joseph-Arthur Bédard, itinéraire d’un enfant gâté (1)

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