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74 – Le journal de Ferdinand Verret : un legs formidable

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De son vivant, la renommée de Jacques-Ferdinand Verret lui venait principalement de sa passion pour l’apiculture. Mort, c’est son Journal qui suscite l’admiration et presque l’incrédulité, tant il est volumineux et foisonne d’informations. Il est conservé aux Archives nationales (Fonds Ferdinand Verret), suite à une donation par son petit-neveu, Michel Verret, en vertu d’une convention de donation  signée le 28 mai 2003. Il peut être consulté en ligne.

Personnage hors du commun et plus grand que nature, Jacques-Ferdinand a en effet rédigé des carnets, de 1879 jusqu’à sa mort, le 5 juillet 1946, avec une interruption d’une quinzaine d’années, entre 1888 et 1912. Il apparaît d’ailleurs bien improbable que Jacques-Ferdinand se soit abstenu d’écrire pendant ces années! Cela ne correspond tout simplement pas au personnage qui rêvait dans sa prime jeunesse de devenir écrivain. Peut-être cette partie de ses écrits a-t-elle été égarée?  Ou les a-t-ils délibérément détruits, parce qu’il jugeait s’être  trop « épanché » sur divers sujets sensibles? Je ne suis pas la seule à pencher vers cette dernière hypothèse. Difficile de croire qu’il resté muet et ne prendra pas la plume, quand on prend connaissance des plus de 4 000 pages de son Journal.

La jeunesse de Ferdinand: romantique, naïf et… puceau! Les premières années de son Journal portent l’empreinte de sa jeunesse : il nous livre le portrait d’un jeune homme peu déluré, précieux sur les bords, puceau, et qui ne cesse de se demander : serai-je aimé un jour? On y découvre ses doutes à l’égard de lui-même, sa timidité et son manque d’assurance. Il veut comprendre ce que sont les sentiments amoureux, et entend se préparer adéquatement à devenir un homme. Il fait ainsi venir un livre américain intitulé : Art and Étiquette Of Making Love, dont je n’ai pu retracer la référence, qu’il entreprend de traduire. Des enseignements plutôt platoniques que pratiques, selon les canons de l’époque… Sinon  Ferdinand aurait dû s’en confesser! Il ne dissimule rien de ses doutes, non plus que de ses émois. « Je raconte ma vie telle qu’elle se déroule, sans en cacher les déboires », écrit-il le 30 juillet 1884. Il lit beaucoup, Lamartine, Victor Hugo, Châteaubriand, rédige de la poésie et pendant un temps écrit ses mémoires sous le pseudonyme de Sherman Woods. Il fait dire à celui-ci : « L’absence de la femme est pour l’homme la mort de l’âme. » (fin 1882) ( Op. cit.)

7401Soirées et virées entre amis bien sages… Comme les autres jeunes hommes de son âge, il aime sortir, fréquenter les théâtres, les hôtels avec restaurant et où on  passe du bon temps entre amis.  Il est souvent invité à des soirées dans les maisons de Charlesbourg où de toute évidence on essaye de favoriser le rapprochement entre jeunes hommes et jeunes femmes à marier! Il fait même venir un ouvrage intitulé Hillgrove’s Ballroom Guide and Practical Dancer dont il considère qu’ « il est sans contredit très utile à un jeune homme entrant dans le monde » (Journal, le 16 janvier 1880).

Le fait qu’une jeune fille accepte ou refuse son invitation à danser lui cause tout un émoi. Ses commentaires sur les attributs physiques de la gent féminine sont particulièrement décapants. Il est sans indulgence, à la limite de la méchanceté,  pour les jeunes filles peu jolies  (voir ses commentaires sur Marie-Aurélie Prendergast, chapitre 70), au teint « gravelé », trop enrobées, gauches, qui dansent mal ou, pis, qui s’expriment sans élégance. Ce qui ne l’empêche pas de demeurer désespérément timide et ampoulé : « C’est une espèce d’engourdissement moral qui s’empare de moi et que je ne peux secouer, alors je parle avec difficulté et je suis sûrement inintéressant à entendre. » (30 juillet 1884) ( Op. cit.)

L’idéal de beauté de Ferdinand : Annie Samson. Ferdinand ne reste ainsi pas de glace devant la beauté et le charme des femmes. Il les aime jolies, primesautières, gracieuses dans leurs gestes et leurs propos, bonne partenaires de danse. Et non dévergondées! Il raconte ainsi dans son Journal avoir transmis à une jeune femme dénommée Annie Samson, emprisonnée pour avoir tenu une maison de débauche, un « valentin comique représentant une très belle femme coquettement vêtue et très décolletée, qui est le portrait plus ou moins approchant de sa charmante personne. Je l’appelle « ma chère Annie » et je m’exprime en termes familiers avec cette héroïne; je lui parle du plaisir que j’ai éprouvé dans mes rencontres avec elle, et surtout à Lorette » (Journal, le 17 février 1882). On le constante, il n’en est pas à une ironie près… une ironie qui frôle parfois la cruauté.

7402Joséphine Bédard : son premier amour? La jeune femme qui semble avoir réuni pendant un temps les critères de beauté et de charme chers à Ferdinand aura été Joséphine Bédard, voisine immédiate des Verret. Fille de Nazaire Bédard et d’Amélie Pageau, elle était née le 30 mai 1866. Ferdinand mentionnera fréquemment son nom dans son Journal de jeunesse, révélant même jusqu’où son attirance envers elle le mena : «  Après la soirée, je fus la reconduire à sa résidence. On peut croire que je la préservai du froid, la chère enfant, en entourant sa taille si bien prise, de mon bras entreprenant (…). Arrivés chez elle, elle ne refusa pas de payer ma démarche par un baiser, sur ma demande expresse. Ô vous qui avez embrassé une jeune beauté qui voulait bien répondre à vos désirs, quelle impression en avez-vous retirée? Pour moi, c’est le comble du bonheur et je ne m’en tiens jamais au premier baiser » (Journal, le 23 décembre 1883).

Malheureusement, la belle en épousera un autre et s’installera à Québec. Ferdinand en viendra rétrospectivement à douter de l’amour qu’elle ressentait pour lui (Journal, 8 janvier 1885). Mais la photo d’une jeune femme dissimulée dans  reliure d’un des volumes du Journal et retrouvée par hasard avec à l’endos la mention « Joséphine » porte à croire qu’il ne l’oublia pas. Je doute que cette photo soit celle de « sa » Joséphine. La jeune femme en est trop maquillée, le cheveu oxygéné à la Jean Harlow, l’œil charbonneux. Vraisemblablement une actrice de vaudeville ou de cinéma muet ressemblant à Mary Pickford ou Ethel Barrymore,  et dont il trouvait qu’elle ressemblait à la muse de sa première jeunesse.

La tentation de l’émigration vers les États-Unis. Il pense un temps à s’exiler aux États-Unis. L’émigration d’un de ses amis, Zéphirin Dorion, qui part travailler à Chicago, le fait réfléchir. Il est sûrement au courant des départs de trois des frères de mon grand-père vers les « États », puis de leur retour à Charlesbourg, puisqu’il les connaît fort bien. Mais ses ambitions dépassent nettement celles d’Alphonse, Elzéar ou Joseph-François Bédard, ou celles de Zéphirin : « Je crois que New-York est le lieu où je dois parvenir à une haute position », note-t-il en février 1883. Il se sait timide, mais cela ne l’empêche pas de se tenir en haute estime. Il écrit même à une compagnie newyorkaise, the Office of the Scientific American, une agence commerciale malgré le nom qu’elle affiche, pour offrir ses services! 

Sur un autre plan, il échoue à deux reprises à se faire élire secrétaire de la Commission scolaire de Charlesbourg, pour ce qui semble être, dit-il, une simple question de procédure. Il est vexé de ces échecs.

7403Heureusement, il y a la politique! Bien évidemment, il s’intéresse déjà à la politique! Il demeurera toute sa vie un conservateur convaincu, tant au fédéral qu’au provincial et même au municipal. Quand le parti conservateur fera élire cinquante députés dans la province de Québec lors des élections de 1882, il qualifie la victoire de « triomphe complet sur toute la ligne » (juin 1882). Il devient membre du Cercle Frontenac, qui est un lieu de rencontre et d’échanges, mais dont il se lasse vite des modes de fonctionnement et surtout des mécanismes de financement, dénonçant le fait que « les uns payent pour les autres et que les autres regardent faire » (juillet 1884).  Même chose pour un autre groupe, le cercle Champlain dont il décrit en ces termes trois de ses membres directeurs : «  Tous trois sont doués à peu près du même caractère, tous trois aimant à boire et jouissant du présent sans s’occuper de l’avenir. » (28 septembre 1884)( Op. cit.)

L’élection de Camilien Houde à Montréal en 1934 le ravit. Celle de Duplessis à l’élection provinciale de 1936 le comblera. On verra plus loin, lorsqu’il sera question de la famille Bédard, et plus particulièrement de mon grand-père, Joseph-Arthur, combien les opinions politiques de sa belle-famille, diamétralement opposées aux siennes, le dérangeront profondément.

Un mode de vie simple. Grâce à lui, on en apprend davantage sur les habitudes alimentaires de ses compatriotes, et sur les siennes. Il indique sa préférence pour le « Ginger Pop » plutôt que pour la bière d’épinettes, largement accessible et vendue. Chaque famille dispose de son potager, de son poulailler, de son verger. On tue les bêtes, pour se nourrir. Ni la pêche ni la chasse ne semblent être considérées au rang de « sports ». On consomme en saison les fruits et légumes qu’on a fait pousser, les cerises en fin d’été notamment, dont il nous dit que les résidents de Charlesbourg sont particulièrement friands. On bouge beaucoup, les maisons sont mal chauffées en hiver, on a sûrement besoin de calories.

7406aMais on mange très gras en général : du lard salé pour le goûter de l’après-midi, avec du pain et de la confiture! Rien de bien raffiné. L’alimentation de gens simples dans une société où la tradition culinaire est peu recherchée.

Le portrait fidèle d’une époque. Jacques-Ferdinand Verret nous restitue une époque révolue, avec ses codes sociaux fort différents des nôtres. Une époque où l’État intervenait très peu dans la vie des gens, où il fallait trimer dur physiquement pour élever les enfants, nécessairement nombreux, sans aucune protection sociale, sans syndicats, sans accès à des soins de santé gratuits. Quand le malheur frappait, sous forme de maladie, de revers de fortune, on en était quitte pour survivre à quémander la charité des autres. La précarité matérielle de certains était frappante, et personne ne semblait à l’abri des aléas du destin. Voilà pourquoi il était si important de s’en remettre à la providence et de ne jamais oublier de remercier Dieu de sa générosité… car on ne savait jamais…!

Ferdinand savait apprécier la vie, son bonheur tranquille avec Lucie et ses chères abeilles.

Le recensement de 1881, tel que consigné par Ferdinand Verret. Rien de mieux pour saisir l’aptitude de Ferdinand Verret à nous restituer son époque, avec  son sens du détail si particulier,  que de prendre connaissance du récit qu’il fit dans son Journal de la visite de l’officier recenseur chez les Verret. On a souligné précédemment (voir chapitre 71 Mélanie la mal-aimée) l’utilité d’un recensement quand il s’agissait de vérifier le statut d’une personne et le lieu où elle vivait.

Plus globalement, les éléments sur lesquels portait un recensement nous renseignent sur ce qui constituait, par exemple, le patrimoine d’une famille à un moment donné. Une cinquantaine de dénombrements ont été menés au Québec entre le dernier tiers du XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. À compter de 1851 et ce jusqu’en 1951 les recensements seront décennaux. Ils sont depuis quinquennaux.

Grâce à Ferdinand, rien ne nous est caché: le nom de l’officier recenseur, Jérémie Bédard,  la déclinaison des questions auxquelles on devait répondre, notamment les noms des membres de la famille, leurs possessions, incluant les têtes de bétail et les cochons! Un document fort instructif au plan sociologique,  et révélateur de l’esprit synthétique du chroniqueur.

7405aUne fenêtre sur le monde. Le jeune Ferdinand observe beaucoup, et dépeint l’actualité telle qu’elle surgit et telle qu’elle lui apparaît : La pendaison de Louis Riel, le 16 novembre 1886, l’inauguration du premier train transcanadien, le 2 novembre 1885, l’interdiction par Mgr Taschereau de mentionner l’existence de francs-maçons. Il décrit les épidémies, dont celle de variole de 1881, les visites royales, l’abdication d’Édouard VIII le 10 décembre 1936, les assassinats politiques, dont celui du président Garfield des États-Unis, en 1881, la mort de Gambetta en 1883, les années difficiles au plan financier, qui précèdent l’hécatombe de 1929, les courses de chiens ( Derbys) dont il demeurera toute sa vie friand, les difficultés des francophones de l’ouest privés de leurs droits et incapables de faire scolariser leurs enfants dans leur langue maternelle, la colonisation de l’Abitibi.

Mais tout autant le passage pour la première fois dans le ciel de Charlesbourg d’ « un bel avion monoplace grand et fort » (27 avril 1928). Notre Ferdinand savait lever la tête et regarder plus loin et plus haut que le bout de son nez!

75 - Ferdinand Verret, le magnifique
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