Troisième enfant du couple Joseph-Urbain et Olivette Bédard? Mélanie-Odile était née à Québec le 24 juillet 1850. Jamais mariée. Vécut la majeure partie de sa vie à Charlesbourg, dans la maison ancestrale. Puis s’installa chez son frère Joseph-François à Stoke-Centre, qu’elle suivit ensuite à Montréal. Jamais je n’ai entendu prononcer le nom de Mélanie quand j’étais enfant. Était-ce voulu? C’est avec étonnement que son nom a surgi quand j’ai commencé à dépouiller le fonds Drouin pour procéder à la recension des enfants du couple Joseph-Urbain et Olivette Bédard. Son nom est mentionné à quelques reprises par Ferdinand Verret dans son Journal. Je n’ai trouvé aucune photo de Mélanie.
Celle de la fratrie qui demeure un mystère tant on sait peu sur elle. Quand les bouches demeurent cousues dans une famille, les registres d’état civil nous sont d’un grand secours car ils nous permettent de vérifier qu’une personne a bel et bien existé. Et les recensements, de nous renseigner sur les lieux où elle a vécus et à quel titre.
Qui était Mélanie?
Absente des inventaires généalogiques. Comme elle ne se maria jamais et n’eut jamais d’enfant, elle ne figurait généralement pas dans les inventaires généalogiques, conformément à la méthodologie qui avait cours en ce domaine. La logique derrière ces omissions était implacable. Le mariage tournait essentiellement autour des enfants. On ne se mariait pas nécessairement par amour comme aujourd’hui, alors que la passion semble être l’ingrédient incontournable des unions. On cherchait un partenaire, un compagnon afin de bâtir une famille qui allait poursuivre la filiation. Je l’ignorais mais, pour les généalogistes de l’époque, ou pour les autorités religieuses, il n’était d’aucun intérêt d’inclure dans la liste des membres d’une famille les filles si elles ne s’étaient pas mariées. Sauf pour les religieuses, qui avaient droit à un respect particulier, compte-tenu de leur statut d’épouses du Christ!
Ainsi, ni Floristine ni Mélanie ne sont mentionnées dans les inventaires généalogiques de l’abbé David Gosselin, curé de Charlesbourg, généalogiste chevronné et oncle de ma grand-mère Mathilde. Mais Sœur Jérôme (voir chapitre 69) y apparaît, elle.
Omer Bédard, dans son ouvrage intitulé Généalogie des familles Bédard du district de Québec (publié en 1946 et que j’ai cité au chapitre 57) présente selon l’ordre de leur naissance chacun des seize enfants du couple Joseph-Urbain et Olivette, tant ceux qui moururent en bas âge que les autres. Mais ne mentionne Mélanie qu’à la toute fin de son énumération, en seizième place, alors qu’elle était la troisième née au sein du couple! Comme si elle constituait une adjonction à posteriori à la liste. Il omet de mentionner son statut civil (célibataire). Il se peut que son nom figure en fin d’énumération simplement parce qu’elle est la seule enfant à n’avoir pas été baptisée à Charlesbourg.
Je me suis quand même demandé pourquoi on ne parlait jamais de Mélanie. La chose ne manquait pas de m’intriguer. Mais, je préfère le préciser, je n’ai rien pu trouver d’éclairant. Uniquement des pistes qui demeurent fort hypothétiques. Ce n’est pas de ne pas avoir cherché!
Baptisée en l’église de Saint-Roch de Québec, contrairement aux autres enfants du couple. Tous les enfants du couple Joseph-Arthur et Olivette Bédard sont nés à Charlesbourg et ont été baptisés dans l’église du village, sauf Mélanie, baptisée en l’église de Saint-Roch, le jour même de sa naissance. Pourquoi en fut-il ainsi? J’ai pu consulter le registre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse de Saint-Roch, dont on m’a permis d’examiner un des deux manuscrits originaux, qui est conservé aux Archives nationales du Québec. Je voulais vérifier s’il n’existait pas une note annexe à l’acte, qui nous aurait éclairés sur les circonstances de la naissance de Mélanie. Ou si une information n’aurait pas été biffée, rayée ou effacée, ce qu’on ne peut détecter qu’en consultant l’original.
Rien de cela! D’ailleur Olivette, sa mère, accouchait d’un enfant aux deux ans environ, ce qu’on appelle l’intervalle intergénésique. La naissance de Mélanie s’inscrit dans cet intervalle. Mélanie n’était donc pas illégitime, du moins officiellement.
Joseph-Urbain et Olivette étaient-ils ses parents biologiques? Mais l’acte de baptême est plutôt sibyllin. Et les témoins se limitent, outre le père, à la marraine et au parrain seulement. On y confirme la naissance de Marie Mélonie (sic) Odile, née du légitime mariage de Joseph-Urbain et d’Olivette Bédard, le 24 juillet 1850, de Charlesbourg. Le baptême a eu lieu en fin de journée, une journée passablement remplie pour le prêtre officiant : plusieurs cérémonies ce jour-là! Le parrain est François Bédard, dont la signature est presqu’identique à celle de Joseph-Urbain. Je pose l’hypothèse qu’il pourrait s’agir du propre frère de Joseph-Urbain, qui épousera le 22 juin 1853 à Saint-Roch Marie-Élise-Élizabeth Lebasque dit Débigaré. Le couple aura neuf enfants.
En plus de la signature du père présumé, puis celle du parrain et celle du prêtre, l’abbé Godbout, on relève une signature féminine, plutôt maladroite, qui semble être celle d’une jeune femme : Aurélie Bédard, identifiée comme étant la marraine de l’enfant.
Mon sentiment, nullement documenté, est que cette jeune femme était la mère biologique de l’enfant et le père biologique, François, le parrain déclaré. Une jeune fille, peut-être à l’emploi de la famille Bédard, se retrouve enceinte des œuvres d’un des fils de la famille. Ou une jeune fille de bonne famille, comme on disait à l’époque, que François avait mise dans une situation disons délicate… On fait baptiser discrètement l’enfant à Saint-Roch, et Joseph-Urbain, déjà marié et père de famille, déclare être le père de l’enfant. Une hypothèse, simplement.
De plus je n’ai trouvé aucune Aurélie Bédard en âge de procréer dans les registres d’état civil de Charlesbourg, de Saint-Roch, et même du Québec, répertoriés dans le fonds Drouin, et que j’ai laborieusement compulsés. Mais des Aurélie portant un autre nom de famille, oui!
On suit Mélanie grâce aux recensements fédéraux. Mélanie a-t-elle grandi au sein de la famille Bédard, dans la maison ancestrale? Oui, comme en témoignent les nombreux recensements fédéraux que j’ai consultés. Non seulement y-a-t-elle grandi, mais elle y aura passé la majeure partie de sa vie. Jamais mariée. Effacée.
Un recensement est le relevé et le dénombrement d’une population vivant sur un territoire donné à un moment précis dans le temps. Cette démarche permet de documenter une réalité et de l’étayer à partir de faits observés au plan quantitatif. Un recensement permet également de suivre l’itinéraire d’un individu, dans ce cas-ci Mélanie.
Résidente de Charlesbourg, puis de Stoke-Centre et enfin de Montréal. Ma grande tante ne figure pas au recensement de 1851, alors qu’elle n’avait que quelques mois. Mais son nom apparaît dans chacun des recensements de 1861, 1871, 1881, 1891 et 1901 comme habitant la maison ancestrale des Bédard, à Charlesbourg. Son nom, son âge, son statut (célibataire) est indiqué, comme celui de chacun des membres de la famille.
Mélanie devient lentement mais sûrement une vieille fille, alors que ses frères quittent les uns après les autres pour se marier, à l’exception de mon grand-père, Joseph-Arthur, qui héritera de la maison ancestrale. Sa sœur Joséphine entre en religion ( voir chapitre 69), sa sœur Lucie épouse Ferdinand Verret ( à venir). Floristine (voir chapitre 61) et elle font du sur place.
Puis, changement dans son existence : Selon le recensement fédéral de 1911, on la retrouve installée chez son frère Joseph-François, médecin à Stoke-Centre, qui est identifié comme « chef de famille ». Ainsi sait-on à tout le moins qu’elle a quitté Charlesbourg. Puis elle suit son frère à Montréal, puisqu’elle figure dans le recensement de 1921 comme habitant rue Resther, toujours chez son frère. Servait-elle de gouvernante des enfants ou de femme à tout faire, comme ce sera le cas de sa sœur Floristine à Charlesbourg? Mais encore?
Marie-Aurélie Prendergast : mère biologique de Mélanie? Un élément d’information fort intéressant des recensements découle de ce que les recenseurs procédaient rue par rue. On est ainsi à même de connaître l’identité des voisins d’une famille.
J’ai ainsi constaté en prenant connaissance des recensements fédéraux de l’époque que les Prendergast (voir chapitre 70), étaient les voisins immédiats des Bédard à Charlesbourg. Et qu’une fille, née le 10 août 1834 et fille de James Prendergast et de Thérèse Lelièvre, s’appelait Marie-Aurélie-Charlotte. Ce qui lui donnait seize ans lors de la naissance de Mélanie. Serait-elle la mère biologique de Mélanie? Jamais mariée, elle décédera le premier mai 1918 à Longueil. Ce sont ses deux neveux, Paul et Marie-Joseph-Louis Prendergrast, qui signent l’acte d’inhumation.
On sait par ailleurs que Joseph-François Bédard avait épousé en premières noces une Prendergast, dénommée elle aussi Marie-Aurélie, fille de James Prendergast (voir chapitre 70). Donc, nièce de Marie-Aurélie-Charlotte! Ainsi, toujours selon cette hypothèse, Mélanie aurait été non pas la sœur de Joseph-François mais plutôt la cousine de sa première épouse! Quoi qu’il en soit, il demeure que Mélanie résidera chez Joseph-François à partir du moment où elle quittera Charlesbourg. Et y demeurera jusqu’à sa mort. Raisonnement tortueux, compliqué… Mais qui sait?
Appréciée et respectée de Ferdinand Verret. Le seul qui mentionnera Mélanie et à plusieurs reprises au cours des années dans son Journal, c’est Ferdinand Verret, homme généreux s’il en fut un. Il ne fera jamais allusion à elle dans la section de son Journal qui remonte à leurs années de jeunesse à Charlesbourg, alors qu’ils étaient des contemporains l’un de l’autre. Elle ne participe pas aux kermesses, aux soirées entre jeunes gens, où pourtant même Joséphine, qui entrera en religion, est présente. Nulle mention de Mélanie, non plus, dans la notice nécrologique de Sœur Jérôme (voir chapitre 69) pourtant riche de renseignements sur la famille Bédard. Mélanie semble absente des radars.
Ferdinand parlera d’elle à partir du moment où elle suivra son frère à Stoke-Centre puis à Montréal. Il nous dit qu’elle se dévoue pour les pauvres. Le ton est toujours feutré et son propos vise immanquablement à nous informer qu’elle est en visite à Charlesbourg, qu’elle loge chez Lucie, sœur de Mélanie et femme de Ferdinand, donc chez lui. Qu’elle visite ses frères. Qu’elle restera quelques jours avant de regagner Montréal. Que Lucie est partie la visiter à Montréal. Il mentionne dans son Journal, le 6 septembre 1922, que Mélanie et Élizabeth sont parties à Québec pour visiter l’Exposition provinciale. C’est donc dire que mes tantes et mes oncles l’ont tous connue! Comment expliquer que jamais on ne parlât d’elle? Il ne faut pas compter sur Ferdinand, qui aime tendrement sa belle-sœur, pour colporter des potins : « Cette pauvre bonne Mélanie, écrivait-il le 30 décembre 1928, a contre elle ses 78 ans. Elle se débat contre la maladie et tout indique que la fin est proche. Elle a passé sa vie à se dévouer pour les autres. C’était une de mes bonnes amies. Nous l’avons beaucoup promenée en auto dont elle raffolait. » (Ferdinand Verret, Journal, le 30 décembre 1928).
Il était, ce grand chroniqueur, un homme fort discret quand il s’agissait de secrets de famille. Pourquoi avait-elle quitté Charlesbourg? Pourquoi, quand elle venait en visite à Québec, résidait-elle toujours chez Lucie et jamais chez ses frères? Était-elle brouillée avec mon grand-père, Joseph-Arthur?
La fin approche. Lucie était, de ses sœurs et frères, celle qui était la plus près de Mélanie. Elle se déplacera à Montréal pour l’accompagner dans ses derniers moments, lorsque Mélanie sera au plus mal. Celle-ci décédera le premier mai 1929, à l’âge de 79 ans. Ses funérailles auront lieu à Montréal le 4 mai et son corps sera rapatrié à Charlesbourg pour y être inhumé. Seule Lucie sera présente aux funérailles, ce qui tranche avec celles de Joseph-François, trois ans plus tard où toute la famille s’était déplacée. Les signataires de l’acte d’inhumation au cimetière de Charlesbourg sont deux de ses frères, Éphraïm et Joseph-Arthur, ainsi que Ferdinand. On sent celui-ci chagriné que personne n’ait fait le voyage jusqu’à Montréal pour les funérailles, à l’exception de Lucie : « Ce matin a eu lieu à Montréal le service de Mélanie, chanté par le Père Ouellet, son directeur et ami. Il n’y avait que Lucie pour représenter les Bédard de Québec. J’avais demandé au Dr Éphraïm si quelqu’un y allait. Il me dit que non. J’étais heureux que ma femme au moins y était.
Elle arriva à Québec à 2 heures, accompagnée de Joseph, Marcel et Lucie. Toute la famille et les amis étaient à l’arrivée. Libera chanté à Charlesbourg. Enterrement dans le lot d’Arthur, voisin du nôtre au cimetière.
Elle a passé une longue vie, 78 ans, dans le travail et le dévouement. » (4 mai 1929).
Mais encore, Ferdinand? Quand un membre de la famille Verret ou de la famille Bédard décède, Ferdinand rédigera immanquablement un éloge de la personne disparue. Il nous livre des repères qui nous permettent de comprendre le caractère de la personne, ses réalisations, ses échec également, ses liens avec les autres membres de la famille. Même les ennemis de Ferdinand ont droit à un commentaire. Pas Mélanie.
Une histoire entendue quand j’étais enfant. Une anecdote me revient. Celle du récit, que me fit un jour mon père, au sujet d’un résident de Charlesbourg dont la fille était devenue enceinte, sans être mariée. Un scandale pour l’époque. Un habitant du village le croisa alors qu’il descendait en ville, en voiture à cheval, avec sa fille à ses côtés.
– Où tu t’en vas, comme ça? Lui demande son voisin
– Je m’en vas (sic) conduire ma truie à la crèche! répond l’autre.
L’histoire m’avait suffisamment troublée pour que j’en parle avec ma mère. Elle en savait davantage sur le fonds de l’affaire, mais devant mon trouble, elle avait esquivé. Cela s’était-il passé dans notre famille? C’est sans doute le genre d’événement qui poussait les « pécheresses » à devoir quitter le village. Et je sais aujourd’hui, avec le recul du temps, que parfois les parents racontent des histoires, comme si elles étaient arrivées à d’autres, alors qu’elles ont pris racine dans le giron même de la famille. Une esquive. Parler du fait sans reconnaître qu’il porte l’estampille du clan. S’agissait-il de Mélanie?
Une inspiration pour Félix-Antoine Savard? Et puis autre chose me revient. Félix-Antoine Savard, neveu de Mathilde, ma grand-mère paternelle, connaissait bien les membres de la famille Bédard et venait souvent, enfant, y passer des vacances. Il a écrit dans les années 1960 un drame lyrique, avec chœurs et pleureuses, sur un modèle grec classique, à peu près passé inaperçu, intitulé La Folle. L’héroïne en est Mélanie, à qui la perte de son enfant a fait perdre la raison. Savard dit avoir tiré l’idée d’une légende qu’il avait entendue à l’occasion d’une enquête de folklore qu’il avait menée. Il en tire ce qu’il qualifie « de grand chant d’amour blessé ». Il justifie le recours au « chœur des pleureuses » comme une façon de faire entendre « ces voix que j’entendais en dedans de moi-même et qui dominaient toute l’action ». Était-ce la voix de « notre » Mélanie? Dont même pas une photographie n’a subsisté? Inutile d’essayer de documenter le sujet, il s’est perdu avec ceux qui auraient pu nous éclairer sur le sujet.
Une preuve tangible, tout de même! J’ai retrouvé à la Société d’histoire de Charlesbourg une collection de cartes anciennes de Noël qui proviennent toutes de la maison ancestrale des Bédard de Charlesbourg. Elles avaient été adressées à tante Thérèse, dans les années 1920-1930. Toutes, sauf une… adressée à Mélanie!
La carte n’est certes pas au goût du jour… Surchargée, surannée, mais recherchée… La personne qui la signe et dont le nom est à peu près impossible à déchiffrer semble vouer une affection sincère à Mélanie. Dans quelles circonstances s’étaient-elles connues? Impossible de le déterminer.
Mais une certitude demeure: Mélanie a bel et bien existé!