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7 – Un peu de religion

Mes grands-parents maternels n’étaient pas des gens très religieux. La religion les laissait assez froids. Aller à la messe était une chose. Y croire en était une autre. On ne récitait pas le rosaire le soir après le souper, ce à quoi s’astreignaient plusieurs familles, réunies autour du poêle en hiver. Je ne les ai jamais entendus parler de religion, ni accrocher d’image pieuse dans la maison. Ce qui n’empêchait pas Julia de faire des promesses à Saint-Jude, à Saint-Christophe et à je ne sais quel autre saint, en fonction des problématiques à régler, de la même manière qu’on lisait dans les feuilles de thé ou qu’on se faisait tirer aux cartes. On s’essayait un peu à tout en se disant que cela ne pouvait faire de mal. Et on gardait à tout hasard un chapelet dans son sac à main ou sur sa table de chevet!

Lorenzo et Conrad. Mon grand-père avait deux frères, plus jeunes que lui, tous deux prêtres. Cela devait quand même exercer une certaine pression sur la famille! L’aîné, Lorenzo, était né à Saint-Julien-de-Woofton le 14 avril 1901. Il avait fait ses études au Collège de Lévis et au Grand-Séminaire de Québec. Ordonné prêtre le 24 juillet 1927, il exerça son ministère dans différentes paroisses mais plus particulièrement à Saint-Nérée-de-Bellechasse, dont il fut curé de la paroisse de 1944 à 1968. À la fin de sa vie il s’était retiré à la Maison-du-Sacré-Cœur, de Saint-Ferdinand, où il mourut, le 2 mai 1977, à l’âge de 76 ans.

Je me souviens des visites dominicales que nous rendions à oncle Lorenzo en compagnie de mes parents, à son presbytère de Saint-Nérée. C’était une belle bâtisse, de forme inhabituelle, dont les dimensions me faisaient l’effet d’un château!  Mais l’odeur de pipe qui avait imprégné chaque pièce du presbytère, chaque fauteuil, chaque tenture, gâchait un peu l’effet de grandeur! Mon grand-oncle était très doux, très affable, un homme mince et efficace. Je me souviens de ses longues dents jaunies et déchaussées par le tabac qu’il découvrait fréquemment parce qu’il souriait beaucoup. Il vouait un amour sans bornes à son chien, un épagneul noir amical. C’est là que j’ai aperçu pour la première fois des fougères en pot, qu’il faisait pousser un peu partout dans son intérieur. Je n’aurais jamais imaginé que l’on fasse pousser des plantes à l’intérieur d’une maison! Après son décès, quand est venu le temps de disperser ses objets personnels on a trouvé dissimulée dans une horloge grand-père qui lui appartenait, une note manuscrite. Il y demandait expressément que l’horloge en question soit donnée à Michèle. Eh oui, la tante Michèle adorée de mon enfance.

Mon cousin Louis Leblanc m’a raconté une anecdote au sujet d’oncle Lorenzo. Tante Michèle le visitait souvent à la maison de retraite. Un jour, elle s’y présente en compagnie de ses deux plus jeunes fils : Louis, ainsi que Philippe, âgé d’environ cinq ans.

Philippe, un gentil petit coquin, adresse une question à oncle Lorenzo : «  Oncle Lorenzo, sais-tu combien un cochon a de rides dans le derrière? » lui demande-t-il. Tante Michèle est furieuse et semonce son fils. Lorenzo calme le jeu : « Non, non, Michèle, laisse-le terminer ». Et de prier Philippe de poursuivre : « Alors, Philippe, comment faire pour savoir combien un cochon a de rides dans le derrière? » La réponse fuse : «  Regarde-toi dans un miroir… tu le sauras! » Il paraît qu’oncle Lorenzo avait bien ri!

L’autre frère, Conrad, était missionnaire chez les Frères des missions étrangères. Il était volubile, charmant et extrêmement beau. Conrad était un peu plus âgé seulement que ma mère. Ils étaient de la même génération et avaient développé une amitié assez solide au cours de l’adolescence. Si bien que nous l’avons côtoyé à de nombreuses reprises et suivi les différentes péripéties de sa vie avec intérêt et surtout avec affection.

Né le 3 avril 1909 à Saint-Ferdinand d’Halifax, fils de Cyrille Côté et de Rébecca Larochelle, il avait fait ses études secondaires au Petit Séminaire de Sherbrooke et au Collège de Lévis. Comme on n’était pas riche dans la famille on peut supposer qu’il sut compenser ses humbles origines par son intelligence. Puis choisit la prêtrise. Encore là, par choix raisonné? Il fit ses études théologiques au Grand Séminaire des Missions Étrangères de Pont-Viau, près de Montréal. Ordonné prêtre le 29 juin 1937 il partait pour les Philippines le 14 septembre de la même année. Il n’avait que vingt-huit ans! Il y exerça son ministère, comme missionnaire, jusqu’au premier mai 1950. Il passera les cinq années suivantes au Canada. Mes premiers souvenirs de lui remontent à cette période. Il m’avait offert pour mon anniversaire, alors que j’avais quatre ou cinq ans, une boîte de chocolats Mois. La boîte était noire. Chaque chocolat était présenté dans une mini coupole de papier de soie, également noire. J’avais été extrêmement impressionnée par ce présent. Je me rappelle même quel est le premier des chocolats de la boîte que j’aie goûté! Il avait la forme d’un triangle isocèle et était parfumé à l’orange! J’avais l’impression d’être traitée d’égale à égale par cet oncle si chaleureux.

On trouvait dans la plupart des familles québécoises un missionnaire, parfois davantage, dans leurs rangs. On comprenait vaguement, d’après ce que nos parents et nos professeurs nous en disaient, qu’ils donnaient leur vie pour évangéliser les infidèles. À l’école et à l’église, on nous invitait à déposer nos sous noirs dans de minuscules banques de porcelaine représentant en général un Chinois aux yeux bridés ou un Noir africain brun chocolat, et dont la tête s’inclinait quand les sous trébuchants touchaient le fond de la banque! Ajoutez à cela les récits qu’on nous faisait à l’école du calvaire des martyrs canadiens, comme on les appelait, c’est-à-dire les missionnaires jésuites torturés par les Iroquois au début de la colonie et dont ces derniers ouvraient la poitrine et en sortaient le cœur pour le manger au terme du sacrifice, et on comprendra le respect que nous inspiraient ces oncles, cousins, parents éloignés!

Un prêtre de plus en plus ouvert. Oncle Conrad était d’abord et avant tout un missionnaire souriant! Il avait le don de nous mettre à l’aise, nous accordait beaucoup d’attention mais ne se retenait pas, quand on l’en priait, de nous narrer des épisodes de sa vie de missionnaire puis d’enseignant de ces contrées lointaines. De ses séjours dans des pays éloignés aux noms évocateurs il avait ramené de nombreuses histoires de sorcellerie et de mauvais sorts que les paysans des campagnes qu’il avait côtoyés se jetaient les uns et les autres, en passant leurs commandes aux chamans du coin. C’était la première fois que j’entendais parler de sorcellerie, de chamans. L’une, entre autres, m’avait énormément remuée :

Elle concernait une jeune femme d’un village sur qui on avait jeté un mauvais sort, pour une faute qu’elle avait commise. Conrad nous décrivait comment on l’isola dans une case, comment elle dépérit progressivement sans que la médecine traditionnelle pût faire quoi que ce soit pour elle. Le sort que le chaman lui avait jeté était le suivant : « Tu mourras comme un bête! ». Et Conrad de nous décrire la protubérance qui avait grossi sur son ventre, comme un sac ventral, et dans lequel quelque chose, qui n’était pas un être humain, bougeait! C’en était trop! Ma mère l’avait prié d’arrêter! Comment pouvait-il croire à de telles sornettes? « J’y crois parce que je l’ai vu! » rétorquait-il. Difficile de répliquer que c’était faux! Comment oncle Conrad pouvait-il mentir? Il détenait la vérité! N’était-ce pas le cas de tous les prêtres?

Par la suite il devint missionnaire mais également enseignant à Cuba, de 1955 jusqu’à la défaite du président Batista aux mains des révolutionnaires de Fidel Castro, en 1961. Lorsque l’insurrection prit la forme d’un réel coup d’état, il dut se réfugier à l’ambassade du Canada en attendant son extradition. Je me souviens fort bien du récit qu’il nous fit de son transport de l’ambassade vers l’aéroport : il fallait, pour préserver son immunité diplomatique, éviter de toucher le sol cubain. Un pied encore sur le seuil de l’ambassade, il dut étirer l’autre pied jusqu’au marche-pied du camion qui le mènerait à l’aéroport, sous le regard hostile des soldats de la junte militaire armés de mitraillettes dirigées vers lui! Il disait comprendre fort bien les motifs de la révolution cubaine. Les abus de la classe dirigeante, de Trujillo et des autres. Disons simplement qu’il avait goûté à la révolution d’assez près!

Sa dernière affectation fut en Argentine, de 1961 à 1975, comme administrateur dans une université catholique. Ce furent de belles années pour lui. Il revenait au pays tous les deux ou trois ans environ. Il parlait l’espagnol couramment et avait ramené de ses longs séjours à l’étranger un accent velouté, assez troublant et qui ajoutait à son charme. Je n’étais qu’une enfant haute comme trois pommes, encore à l’école primaire, et déjà il me troublait, mais de la bonne manière. C’était un séducteur. Or le récit, en général sans omission, qu’il faisait de sa vie avait l’heur de déplaire à ma mère. Il acheva carrément de la dégoûter quand il lui expliqua que, tout en étant demeuré un prêtre, il n’avait pu s’empêcher de goûter aux plaisirs de la chair. Et de lui décrire avec force détails ces communautés d’indigènes où on vivait presque nus, sans gêne car la pudeur telle que nous la connaissons était inexistante pour eux. Ma mère en fut horrifiée. Elle m’expliqua qu’il fallait continuer d’aimer Conrad. Mais que certaines de ses histoires étaient à prendre avec un grain de sel! Ah oui?

Moi, j’oscillais entre la morale rigide de ma mère, et les rondeurs tellement séduisantes des récits de Conrad. Je comprenais confusément que les clefs de la vie, de la vraie vie, c’est lui qui les détenait.

Rappelons-nous qu’à l’époque les garçons choisissaient de devenir prêtres ou frères par défaut, parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire sinon devenir agriculteurs. Comme la terre allait en général au fils aîné, les cadets en étaient quittes pour se débrouiller. Or, autant Lorenzo me semblait correspondre à l’idée que l’on se fait d’un prêtre : assez réservé, voué à la chose divine, autant avec Conrad cette logique ne tenait pas la route. Il avait, comme on dit, roulé sa bosse passablement et en avait vu d’autres. À cet égard son expérience dépassait largement celle des autres membres du clan.

Je réalise aujourd’hui que la première personne à ouvrir pour moi une fenêtre qui sortait de la rectitude morale aura ainsi été … un prêtre! Fût-il né vingt ans plus tard, il aurait tout balancé par-dessus bord, dans le tourbillon de ce que les sociologues ont appelé la Révolution tranquille et qui aura culminé, selon ce qu’ils en écrivent, entre les années 1963 et 1967. Il y eut l’Exposition universelle de Montréal où pour la première fois les Québécois de souche purent enfin voir et côtoyer un nombre significatif de gens venus d’ailleurs et découvrir que la terre était ronde et accessible! Il y eut, dans cette foulée de libération, un vaste mouvement d’abandon de la prêtrise. Les curés, frères et autres catégories religieuses affiliées, défroquèrent en assez grand nombre. Ils devinrent souvent fonctionnaires, en particulier au ministère de l’Éducation, épousèrent leur secrétaire. D’autres choisirent l’enseignement au sein des nouveaux collègues d’enseignement général, récemment créés. De bonnes recrues pour contribuer à la mise en place de l’administration publique québécoise et à l’expansion du réseau d’enseignement. Personne n’y perdit au change. Ni les individus, ni la société. Mais tout un changement de paradigme, et en un temps record!

Conrad, eût-il défroqué, ne serait pas devenu fonctionnaire! Animateur télé, golfeur professionnel peut-être? Je l’imagine assez bien collectionnant les conquêtes en bourreau des cœurs. Célibataire, sans attaches. Globe-trotter. Même à l’aube de la vieillesse il était demeuré très séduisant. Il mourut sagement à Montréal, à la maison de retraite des Frères des missions étrangères, en 1998 à l’âge vénérable de 89 ans.

8 - Un peu de mes grands-parents

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