Un nom de famille d’origine espagnole et juive Mon père formulait une hypothèse quant à nos origines lointaines. Selon lui les Bédard étaient bien huguenots au moment de s’expatrier. Ils n’avaient pas été des catholiques qui, séduits par le mouvement réformiste, s’étaient convertis au protestantisme. Mais plutôt des Juifs qui avaient été expulsés d’Espagne lors de l’Inquisition, au quinzième siècle. Les Juifs d’Espagne furent conduits aux frontières du pays et expulsés, avec seulement leurs vêtements sur le corps, et encore. Selon mon père, notre nom de famille était alors Bedarrides et nos ancêtres ont trouvé refuge en France. À défaut de pouvoir affirmer leur judéité, ils choisirent le moindre des deux maux qui s’offraient à eux (devenir catholiques ou protestants). Ils optèrent pour le second.
Je ne sais pas de qui il tenait toutes ces informations, car on ne trouve aucune mention à cet effet dans les livres d’histoire canadienne-française, où les colons qui débarquèrent en Amérique sont généralement décrits comme catholiques de souche. L’historien Denis Vaugeois s’est penché sur le sujet. Mais comme mon père est décédé en 1968, il est douteux que ce soit auprès de l’historien et éditeur qu’il ait puisé cette information.
Notre cousin, Georges-Henri, en rajoute… Par ailleurs, un cousin de mon père aujourd’hui décédé, Georges-Henri Bédard, qui s’est toujours intéressé à l’histoire des Bédard et en parlait d’abondance, formulait dans l’ouvrage collectif Biographies et Histoire des gens de Charlesbourg une hypothèse qui rejoint celle de mon père, mais pour des motifs scientifiquement peu étayés! Georges-Henri attribuait le fait que le clan Bédard comptait et ce sur plusieurs générations de grands amoureux de la musique et des arts en général, bien que non professionnels, à une origine, qui sait, sémite : « Je ne serai pas du tout surpris ni peiné d’apprendre qu’on a du sang juif. Depuis des siècles, beaucoup de ceux qui ont laissé leur marque dans tous les domaines : les arts, les sciences, etc. étaient de descendance juive. Parmi les autres, il y a sans doute ceux qui ne le savent pas, ou ne le disent pas… » (Cécile Villeneuve-Daigle, Biographies et histoire des gens de Charlesbourg, publié à compte d’auteur, Charlesbourg, 1984, 748 pages, p. 328).
De Bédarride(s) à Bédard : l’hypothèse tient la route. D’un point de vue morphologique et philologique, la désinence actuelle de mon nom de famille, avec le « d » final dont on ne sait d’où il sort, évoque nécessairement une ancienne forme du type « bedarride ou bedarrides ». Donc une ascendance séfarade et juive.
Les coups de sonde que j’ai menés au cours des années en France et aux États-Unis au sujet de l’origine du nom de famille Bedarride me confirment qu’il s’agit bien d’un nom de famille juif. Les propos de mon père à cet égard s’avérèrent rigoureusement exacts, d’après les recherches que je fis à la Jewish Library de New-York, à l’Alliance Israélienne Universelle de Paris et dans les dictionnaires de généalogie juive. Le sujet, on le voit, m’intéressait. Ainsi le nom Bedarrides est identifié comme juif et de la même racine que Bedersi et Bedaresi, dans un livre intitulé : Finding our Fathers : A guidebook to Jewish Genealogy : « Bedersi ( also Bedaresi, Bedarride): French name meaning « native of Beziers”, first taken by 13th-cen. Provencal poet Abraham ben Isaac Bedersi(…). Cf also French lawyer Isaie Bedarride ( 1799-1869)”. (Dan Rottenberg, Finding our Fathers: A Guidebook to Jewish Genealogy, Random House, New-York, 1977, 401 pages, p. 169).
Une hypothèse qui devient une évidence. Dans le Gallia Judaica, Dictionnaire géographique de la France d’après les sources rabbiniques, que l’on peut consulter sur le web, on mentionne que le nom de Bedarride(s) est porté par de nombreuses familles juives de la Provence. Sur le site Web du Cercle français de généalogie juive, qui existe depuis 1984, on explique là encore qu’il s’agit d’un nom de famille juif : « Dans le Comtat Venaissin et à Avignon, on trouve des noms tels que Cavaillon, Beaucaire, Carcassone, Bedarrides, Digne, Delpuget, Lunel, Millau, et bien d’autres. Il s’agit vraisemblablement de Juifs expulsés de France au Moyen-Âge et de Provence quand elle a été rattachée à la France. Les États du Pape constituaient pour eux une sorte de refuge acceptable ». (Site web de généalogie juive, aucune date, aucune pagination).
Le site web français Gen Ami précise que : « Le nom de famille Bedarrides compte pour 4% des noms de famille juifs du Comtat Venaissin » ( Site web Gen Ami, aucune date, aucune pagination).
Détour incontournable par La Rochelle et par le village de Bédarride. J’ai fait au début des années 80 le pèlerinage aux Archives départementales de La Rochelle et y ai consulté le registre des familles qui fréquentaient le temple calviniste. Le nom des Bédard y figure. J’ai déambulé dans le quartier qui était celui des protestants, à la recherche de je ne sais trop quoi! Plus tard, lors d’un autre séjour, je me suis rendue dans un village près d’Avignon, du nom de Bédarride : À la mairie où je me suis attardée afin d’obtenir de l’information, personne ne savait pourtant d’où venait le patronyme. Il existe encore quelques familles du nom de Bédard, de Bédarride et même de Béart, en France. Mais très peu, alors qu’au Québec le patronyme Bédard est très répandu bien qu’un seul ancêtre ait immigré.
Il est donc possible, voire probable, que les Bédard aient été huguenots, et Juifs, avant de devenir catholiques. Cette « superposition » de provenances est intéressante mais n’a sans doute rien d’exceptionnel.
Devrait-on aller jusqu’à imaginer que le secret de judéité des Bédard se serait transmis, de génération en génération? Entre Isaac et mon père, huit générations, huit hommes, de père en fils. Mais la chose a de quoi intriguer. De qui mon père tenait-il cette information? De son oncle maternel, le curé David Gosselin, féru de généalogie et qui a publié plusieurs ouvrages sur le sujet?
La question demeurera sans réponse.
La génétique, une nouvelle avenue à explorer… Si on pouvait retrouver le squelette d’Isaac Bédard il serait facile d’identifier grâce à des tests ADN les gênes dont il était porteur et de déterminer si ceux-ci étaient des gênes juifs. Malheureusement, tel n’est pas le cas puisqu’Isaac a bien été inhumé à Charlesbourg, mais on ignore où exactement. Force est alors de nous rabattre sur ses descendants, dont le profil génétique (à partir de tests ADN), pourrait être révélateur.
Des généticiens se sont intéressés aux marqueurs génétiques, c’est-à-dire entre autres aux composantes génétiques de l’arbre généalogique de l’homo sapiens : il s’agit des haplogroupes, qui seraient au nombre de vingt-cinq. Chacun comporte ses composantes génétiques propres. Il ne peut être déterminé qu’à partir des chromosomes mâles (Y). On s’en sert généralement pour déterminer si, par exemple, deux individus sont de la même fratrie.
Or des généalogistes généticiens se sont penchés sur les haplogroupes qui seraient propres aux populations juives d’Europe et d’Asie : les juifs ashkénazes, qu’on trouvait essentiellement en Europe de l’Est, et les juifs séfarades, qu’on trouvait surtout dans la péninsule ibérique et en Afrique du Nord. Et ils extrapolent, à partir des tests génétiques effectués sur leurs descendants présumés, une ascendance juive ou non juive.
Isaac Bédard, ou plus exactement ses descendants, seraient porteurs de l’haplogroupe E1b1b (E-M 35 ou DF27). Cet haplogroupe est très peu fréquent en Europe de l’Ouest et se retrouve principalement au nord du Portugal, dans le sud de la péninsule ibérique, en Estonie et en Corse. Le test ADN auquel je me suis prêtée (via Ancestry) a révélé une forte représentation de gênes en provenance de la péninsule ibérique (DF27). Si ma filiation avec Isaac est réelle, celui-ci était sans doute d’origine juive séfarade.
… mais avec prudence. Le tout est cependant à prendre avec grande prudence. Comme le font valoir des spécialistes de la génétique des populations, pour nous rattacher de façon indiscutable à une population ou une race données dont l’existence remonte à des siècles, il faudrait disposer de données d’ADN fossiles!
Il nous reste donc à retrouver le fossile d’Isaac Bédard!
Édith : quel drôle de prénom… La question de nos origines lointaines m’a beaucoup intéressée, une fois devenue adulte. Ce qui m’intriguait, quand j’étais enfant, c’était de comprendre pourquoi on m’avait donné un prénom, Édith, qui n’avait été porté par personne d’autre dans la famille. On aurait pu me dénommer Camille, en mémoire de mon arrière grand-mère maternelle, ou Gabrielle, en mémoire du frère de ma mère, mort noyé. Ou Thérèse, Élizabeth ou carrément Julia ou Mathilde. Au moins ainsi j’aurais su d’où je venais! Pourquoi ce prénom venu de nulle part et tellement inhabituel pour l’époque? J’interrogeais mon père là-dessus: il m’avait nommée Édith, me disait-il, parce que j’étais née le mois même de la création de l’État d’Israël. Ce qui n’était pas rigoureusement exact. Il est vrai qu’en novembre 1947 les Nations Unies avaient adopté une résolution reconnaissant le principe d’un était juif en Palestine. Mais la date de création officielle est le 14 mai 1948, alors que j’étais déjà née. Alors, je ne sais trop comment disposer de cette ambiguïté.
J’ai également trouvé en menant mes inventaires généalogiques que la marraine de mon arrière grand-mère paternelle, Mary-Ann O’Neill, qui s’appelait Mary-Jane Cary et qui avait épousé Laurence Ambrose Cannon, de Québec, avait eu une fille. Elle était née en 1848, donc exactement cent ans avant moi. Et se prénommait Édith. Existe-t-il un lien? Impossible de l’affirmer. La chose a le mérite d’illustrer, à tout le moins, combien parfois lorsque l’on cherche des liens, on est tenté de creuser profondément!
Ma mère dut se battre ferme avec mon père pour qu’au moins il ne me nomme pas Ruth, ou Rachel, entre lesquels il hésitait! Elle pouvait toujours prétendre que c’est à leur admiration commune, et réelle, pour la chanteuse Édith Piaf, que je devais mon prénom. Comme plusieurs résidents de Québec, mes parents s’étaient précipités au cabaret Chez Gérard pour l’entendre. Édith Piaf était si petite et menue, dans sa robe noir moulante, qu’ils étaient montés sur les tables, entonnant avec elle ses plus grands succès!
Je n’aimais pas beaucoup mon prénom. Trop différent des autres. Il ne me semblait nullement rattaché au patrimoine de ma famille. Mais il en va autrement de mon deuxième prénom, Henriette. C’était celui d’une tante de mon père, Henriette Gosselin, qui a vécu de nombreuses années au presbytère de Charlesbourg, chez son frère, le curé Gosselin. Jamais mariée et ancienne institutrice. Elle s’était occupée de l’éducation de mon père. Ça, c’était du concret.