Mélange des genres et des races. Étant donné le caractère relativement anarchique de son développement, le village de mes grands-parents Côté aura été un microcosme en ébullition, surgi spontanément et sans réel plan d’organisation. Mais qui fut rapidement pourvu en magasins, ateliers, tavernes, auberges et pensions, pharmacie, cabinets de médecins, église, puis se dota d’une école, d’un orphelinat et même d’une prison aménagée dans le caveau d’un résident de la place! Le tout afin de desservir une population composée de travailleurs de diverses origines à la recherche de travail et de quoi nourrir leur famille. Le premier groupe fondateur du village fut celui des francophones, qui étaient traditionnellement agriculteurs, trappeurs, colonisateurs et draveurs à l’occasion. Certains avaient du sang autochtone parce que les Abénakis, qui avaient été chassés de Nouvelle-Angleterre par les autorités locales, remontèrent vers le nord, en Beauce notamment. Le gouvernement canadien leur alloua des terres. Il semble qu’en 1775, à l’aube de la guerre d’indépendance américaine, tous les Abénakis avaient gagné le Canada, à quelques exceptions près. Il y en avait d’installés dans la région comprise entre les Lac Mégantic, Aylmer et Saint-François. Ils vivaient de chasse et de pêche et faisaient la traite de la fourrure. Mais la grande majorité d’entre eux ne s’habituèrent pas au mode de vie que voulaient leur imposer les colons blancs. Ils retournèrent progressivement vers la Nouvelle-Angleterre, quand la situation de l’autre côté de la frontière se fut stabilisée. Ils laissèrent néanmoins quelques traces, si ce n’est quelques empreintes génétiques!
Quelques gouttes de sang amérindien ? Ceux qui croient que la mixité entre les Canadiens français et les Indiens est une invention de l’esprit auraient intérêt à lire quelques ouvrages d’histoire du Québec. Ils verront combien les colons de cette Nouvelle-France dont nous sommes issus ont très tôt frayé avec les populations autochtones, contrairement aux loyalistes anglais, aux Écossais, aux Irlandais, d’un naturel, disons, plus réservé! Nous nous sommes côtoyés, effleurés, touchés et reproduits ensemble! Ce fut une œuvre mutuelle et conjointe!
Ce va-et-vient des Abénakis entre le Canada et le nord des États-Unis et surtout la recension qu’en font les historiens sont parfois assez difficiles à suivre! Ce qu’il est intéressant de relever, par ailleurs, c’est leur tradition assez particulière de rapt d’enfants et les motifs pour lesquels ils le faisaient. L’abbé Maurault, dans son Histoire des Abénakis explique qu’ils enlevaient assez fréquemment des enfants de colons « anglais » sur le territoire américain, qu’ils ramenaient dans leur territoire du lac Saint-François. Ils les élevaient avec tendresse, et soit les mariaient à des Abénakis, pour regénérer leur sang, ou les unissaient à d’autres Blancs :
« Il est facile de voir (…) que les Abénakis rendirent d’importants services à la Nouvelle-France par leurs armes. Ils rendirent aussi à cette colonie un autre service non moins important, en augmentant sa population par les nombreux captifs anglais qu’ils y emmenèrent. En effet, pendant une longue période, il s’écoula peu d’années sans que ces sauvages emmenassent en Canada des prisonniers, hommes, femmes et enfants, qu’ils enlevaient dans les colonies anglaises. Ces prisonniers étaient si bien traités qu’un grand nombre se firent catholiques et restèrent en Canada. Ils reçurent des lettres de naturalisation et devinrent Français. Nos archives renferment de ces lettres, qui contiennent des pages entières de noms. » (Abbé Maurault, Histoire des Abénakis, Sorel, Imprimerie de La Gazette, 1866, 631 pages, p. 344).
L’abbé Maurault narre notamment l’épopée peu commune d’un jeune garçon de quatorze ans, Samuel Gill. Ce Samuel était le fils d’un ancien caporal anglais devenu colon et qui avait fondé un village près des limites actuelles du Vermont et du New-Hampshire. Ce village s’appelle aujourd’hui Gilltown. Ce caporal avait repris du service et était donc absent du village lorsque les Abénakis, ayant remonté le Richelieu, traversé le lac Champlain, franchi les montagnes du Vermont, descendu la rivière Connecticut, attaquèrent et pillèrent le village. Ils enlevèrent le propre fils du caporal ainsi que la fille du ministre protestant du lieu, âgée de douze ans et dont le nom de famille était James :
« Les Abénakis emmenèrent ces deux jeunes captifs dans leur village de Saint-François. Ils les adoptèrent pour leurs enfants et les traitèrent tendrement. Ces jeunes Anglais se firent bientôt catholiques. Ils s’attachèrent tellement aux sauvages qu’ils adoptèrent leurs coutumes, leur langage, leur manière de vivre, et ne songèrent jamais à retourner vers leurs parents, quoiqu’il leur fût permis dans la suite de les visiter suivant leurs désirs. Ils passèrent le reste de leurs jours à Saint-François, au milieu des sauvages. Samuel servit longtemps d’interprète anglais pour les Abénakis puisqu’il n’oublia jamais sa langue maternelle, tout en maîtrisant parfaitement la langue indigène. » (Ibid. p. 346).
Et le récit se poursuit : Lorsque les deux captifs furent en âge de se marier, le grand conseil des Abénakis, qui procédait toujours au choix des conjoints lorsqu’un mariage était envisagé, se réunit et décida de marier Samuel à la fille du pasteur protestant. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le mariage fut célébré par le père Joseph Aubéry, alors missionnaires des Abénakis. De cette union naquirent sept enfants, parmi lesquels une Marie-Apolline, née en 1729. Le même prénom, on le notera, que ma grand-mère Julia ainsi que de sa marraine. Une autre fille de Samuel Gill, dénommée Jeanne-Magdeleine Gill, fut mariée en 1735 à un Allemand nommé Hannis. Celui-ci, après avoir été lui aussi fait prisonnier par les Abénakis, passa le reste de ses jours parmi les « sauvages » de Saint-François. De nombreuses familles de la région, les Obomsawin, les de Gonzague, les Toksus, sont des descendants de Jeanne-Magdeleine et de Hannis.
Quant à Samuel, il mourut vers 1758 et fut inhumé dans l’église des Abénakis.
Ce que l’abbé Maurault omet de mentionner c’est la cruauté et la férocité des Abénakis qui, de plus en plus assiégés par les colons qui leur avaient volé leurs territoires de chasse et de pêche, non seulement kidnappaient des enfants mais massacraient des familles entières.
Une autre histoire mérite également qu’on s’y arrête. C’est celle d’Esther Wheelwright, fille de colons britanniques, protestants puritains de surcroît, établis dans le village de Wells, du côté américain, qui fut enlevée par des Abénakis avec 68 autres captifs Blancs. Elle n’était âgée que de sept ans. Les Abénakis la ramenèrent dans leur village et l’élevèrent avec amour. Elle apprit rapidement la langue indigène, s’intégra complètement et fut baptisée selon le rite catholique. Par de nombreux concours de circonstances, elle se retrouva pensionnaire chez les religieuses Ursulines de Québec. Malgré les tentatives de son père biologique de la rapatrier au sein de sa famille d’origine, quitte à acquitter une rançon, elle s’obstina à demeurer au sein de la communauté religieuse et décida de devenir nonne. Elle accédera à la fonction de supérieure. C’est elle qui, lors de la prise de Québec par les Anglais en 1759, négociera avec eux pour la protection de la communauté religieuse. Un livre intitulé Esther: The Remarkable True Story of Esther Wheelwright-Puritan Child, Native Daughter, Mother Superior, par une de ses descendantes, Julie Wheelwright (Harper Collins, Toronto, 2011, 242 pages) lui est consacré.
Il y a donc, d’un point de vue statistique, un peu de sang amérindien qui coule vraisemblablement dans mes veines, comme dans celle de bien des Québécois! Et s’il s’avérait qu’il n’en existe pas, l’anecdote sur les Abénakis demeure intéressante! Elle lève également le voile sur une propension naturelle, frôlant le prosélytisme, du clergé catholique à considérer chaque apport de sang nouveau dans le troupeau des fidèles comme un réel gain. Sans trop de considération pour le chagrin d’enfants kidnappés, vraisemblablement de façon assez violente, et enlevés à leurs parents. Les historiens mentionnent par ailleurs que sous le régime français les autorités avaient adopté une pratique singulière, qui consistait à faire don aux Amérindiens des enfants illégitimes nés d’une Blanche, sans que le père ne soit nécessairement Indien. Ces enfants, Blancs, étaient élevés comme des Indiens, adoptaient leurs coutumes et leurs langues. Un ingénieur militaire, du nom de Louis Franquet, notait ainsi en 1752 :
« Il y a parmi eux plusieurs bâtards français et beaucoup d’enfants anglais faits prisonniers en la dernière guerre et qu’ils ont adoptés. Ces enfants sont élevés avec les façons et les inclinations sauvages. On les distingue à la couleur de leur peau, qui est plus blanche» ( Louis Franquet, Voyages et mémoires sur le Canada, Institut canadien de Québec et Éditions Elysées de Montréal, Montréal 1974, 212 pages, p.38).
Immigration irlandaise, écossaise, russe. Le village de Black-Lake et les autres agglomérations du coin accueillirent rapidement non seulement des Amérindiens, mais beaucoup d’Irlandais, chassés par la grande famine de 1846, puis des Écossais. Les Irlandais professaient la religion catholique, ce qui plaisait au clergé catholique de nos petits villages, qui voyait ainsi le nombre de ses ouailles croître favorablement. Avec les Écossais, protestants, l’affaire était plus délicate. Même si dans un cas comme dans l’autre, ils avaient souffert sous le joug britannique, ce que le clergé d’ici, nostalgique de la Nouvelle-France et de son rattachement à la France, ne manquait pas de souligner lors des prêches du dimanche.
Avant et après la révolution russe de 1917, quelques familles de mineurs russes avaient également pris racine au Lac Noir. Leurs descendants y sont encore. On allait à la messe catholique, sauf les protestants qui fréquentaient leurs propres églises dans une autre agglomération. On vivait en bonne intelligence. Certains anglo-protestants, après avoir assisté à leur office à Maple Grove, une agglomération voisine, se rendaient même par amitié à Saint-Adrien d’Irlande, assister aux offices catholiques. Les mariages exogames allaient faire le reste. Tout ce beau monde cohabitait, s’entraidait. On n’était pas regardant sur l’effort. On cite souvent le sens inné de l’entraide qui anime les Beaucerons. La même chose pourrait être dite des gens du Lac-Noir, dont le nom deviendra un peu plus tard ce qu’il est officiellement maintenant : Black Lake.
Un notable de Black-Lake, le docteur Clément Fortier, a écrit deux volumes sur l’histoire du village, qui ont été publiés à la fin des années 1980. Outre la description de ses débuts et la recension des noms des fondateurs et des familles qui s’y établirent et y firent leur marque, on y trouve de nombreuses photos anciennes des rues, des maisons et de certains commerces tels qu’ils apparaissaient au début du siècle dernier. On prend ainsi la pleine mesure de la vitalité de cette petite communauté qui traversa évidemment des épreuves, en particulier la crise des années trente pendant laquelle, selon le docteur Fortier, 888 personnes regroupées en 148 familles toucheront le secours direct, c’est-à-dire une aide gouvernementale de subsistance. Il s’agit à bien des égards d’un monde disparu. Aujourd’hui quand on traverse Black-Lake, plus particulièrement la partie haute du village, on est frappé par l’aspect délabré des lieux et par la vétusté des quelques maisons qui y subsistent encore. L’axe du village s’est déplacé au cours des années et il ne reste plus grand chose du passé. Le mérite de ces vieilles photos est de nous en restituer une parcelle et de nous aider à imaginer ce qu’il fut. Quel contraste entre le niveau d’activités d’antan et la relative désolation d’aujourd’hui, du moins pour cette partie du village!