La tradition. Le pivot fondamental de ma quête de reconnaissance portait sur un symbole bien précis : le désir d’avoir mon arbre. Il était de tradition dans la famille Bédard de planter un arbre, un prunier mais plus souvent un pommier, sur le vaste terrain ancestral chaque fois qu’un petit- enfant voyait le jour. Ces symboles d’appartenance au clan étaient regroupés et formaient une sorte de pommeraie. Chaque arbre devenait l’arbre d’un enfant donné. Il lui appartenait en propre. On y référait en disant : « C’est l’arbre d’un tel. » Pas de méprise possible. On le plantait au moment de la naissance du rejeton ou alors, si celle-ci survenait en hiver, à la belle saison. Charlotte, Michèle, Andrée et Jean avaient chacun le leur. Ils pouvaient l’admirer. L’escalader à leur gré, en mesurer les progrès au fil des saisons et des années, le voir s’épanouir. Se l’approprier, en propriétaire légitime. La symbolique était magnifique. Et tellement évidente. L’arbre, symbole de son appartenance au clan. La forêt à petite échelle, la forêt Bédard, symbole de la résilience et de la légitimité.
L’arbre a été témoin d’une histoire qui nous a précédés. Et qui nous survivra. Il était là. Il sera là. Un arbre, c’est fait pour durer.
Comme au cinéma. Mes sœurs et mon frère, mes cousins et cousines eurent ainsi droit chacun, qui à son prunier, qui à son pommier. Tous, à l’exception d’une de mes cousines dont on disait qu’elle avait été adoptée; ce qui s’avéra faux par ailleurs puisqu’elle était née avant que ses présumés parents adoptifs, qui étaient en fait ses parents biologiques, ne se marient. Cela prit des années avant que, prenant son courage à deux mains, elle n’ose affronter ses parents en les implorant en ces termes:
« Dites-moi enfin qui je suis et d’où je viens ».
Ils lui révélèrent enfin l’histoire de sa naissance clandestine, et de sa petite enfance chez des agriculteurs chez qui elle fut cachée avant qu’ils ne la reprennent alors qu’elle avait presque quatre ans. Son père éclata en sanglots, lui avouant enfin : « Tu es notre fille » . Il lui narra la souffrance, la culpabilité. Sa mère, elle, fut plus retenue car elle perdait rarement sa contenance. Tout le monde dans leur petite ville connaissait l’histoire véritable. On en parlait ouvertement, sauf aux principaux concernés, car entre la fille « adoptée » et la mère « adoptive » la ressemblance était si frappante, que personne n’était dupe.
Les secrets de famille. Un secret est à la fois porteur d’un mensonge et d’une vérité. La tromperie, la dissimulation, puis le déni, s’il est mis au jour, agissent comme des écrans opaques. Le mensonge agit comme un dragon posté devant l’entrée de la grotte où se cache la vérité. Le dragon monte le guet. Et cela dure pendant des années, pendant toute une vie parfois. Il intimide encore l’enfant qui se cache dans l’adulte qui cherche ses origines, qui veut connaître le nom de ses parents biologiques, les circonstances de son « abandon ». Car, derrière une adoption se cache un abandon. Pour connaître enfin la vérité, il faut tuer le dragon. Que de courage il fallut à cette cousine!
Il y a toutes sortes de secrets. Des secrets d’accommodation, qui sont fréquemment assumés et partagés par plusieurs, et qui sont édictés pour protéger l’honneur d’une famille. Que de nobles motifs! Des secrets désavoués, frappés d’anathème. Et, plus souvent qu’autrement, des secrets tellement occultés qu’ils disparaîtront avec ceux qui les ont fait naître. Les cimetières sont sans doute pleins, en ce sens, de secrets inavouables et inavoués. Il faudrait un enchanteur, un chaman ou un magicien qui procéderait à des tests d’ADN pour remettre les ossements des uns et des autres dans les lots auxquels ils appartiennent véritablement!
Moi, la dernière de cette brochette de petits-enfants, je n’eus pas droit à mon arbre! Pendant longtemps, enfant, j’ai cru que moi aussi j’avais été adoptée. Ma mère fit bien planter un saule pleureur derrière la maison, mais c’était pour nous couper de tante Thérèse, dont elle pensait qu’elle nous épiait par la fenêtre arrière de sa maison. Cela pousse vite, un saule pleureur. Mais cela ne donne pas de fruits. Et, comment dire, cela s’incline devant l’orage. Cela n’est pas fait pour durer.
Soixante ans plus tard, mon arbre me manque encore!