Un dénuement d’un autre siècle qui m’effrayait… Il faut essayer d’imaginer ces deux tantes vieillissantes, grises, qui n’avaient jamais pris un bain ou une douche de leur vie, qui n’étaient à peu près jamais allées chez le dentiste si ce n’est pour se faire extraire les dents, n’avaient jamais eu recours à l’électrolyse ou à la cire faciale, encore moins aux hormones, ne s’étaient jamais teint les cheveux ( sauf tante Thérèse qui dut s’y résoudre quand elle devint représentante Avon), vêtues de vêtements usés qu’elles portaient jusqu’à ce qu’ils se désagrègent, pour comprendre combien quelque part elles intimidaient la petite fille que j’étais.
… et me fascinait. En même temps il émanait d’elles quelque chose de digne et de composé dans lequel je me retrouvais. Un idéal qui me fascinait et vers lequel je me sentais attirée.
Le respect des mots… le culte de la langue française. Très rapidement le contraste de prononciation, celui des voyelles surtout, entre le parler des Côté et celui des Bédard, me frappa. Les Bédard cultivaient la langue française, ils utilisaient les mots avec respect et précaution comme s’il s’était agi de biens précieux. Ils n’hésitaient pas à en remettre, au besoin! Mes tantes adoraient s’entendre dire : « Le temps se chagrine ». Elles sortaient des expressions mystérieuses, comme « vaisseaux » pour désigner des plats assez profonds. Leur usage du vocabulaire procédait du même principe que le fait de prendre délicatement un livre dans un rayon de bibliothèque, de cueillir une fleur dans le jardin : avec respect. Utiliser un mot précis, correctement, c’était l’honorer.
La première fois que mes tantes m’expliquèrent qu’à quatre heures en hiver on était « entre chien et loup », j’en fus extrêmement impressionnée. Je me mis à me demander si ce n’était pas leur attachement à cette expression qui les retenait d’allumer les lampes pour faire durer le plaisir! La satisfaction que je pris très tôt à l’étude du français aura pris sa source dans cette fréquentation des mots, des lettres qui les composent, de l’imaginaire auquel ils donnent accès.
Le respect des animaux et des plantes. Ma grand-mère et mes deux tantes éprouvaient un amour pour les bêtes qui me touchait. J’aimais le respect qu’elles manifestaient aux chats, chiens, oiseaux, aux mulots et aux abeilles, même aux mouches! Cela contrastait avec l’indifférence de ma mère qui n’hésitait pas à écraser les mouches contre la fenêtre au lieu, tout simplement, d’ouvrir celles-ci! Et elles jardinaient beaucoup. Ce n’est que des années plus tard, lorsque je découvrirai le Journal de Ferdinand Verret, dont je parlerai longuement plus loin, que je comprendrai d’où leur venait cet amour de la nature. Elles adoraient entretenir les fleurs, planter des plates-bandes, tailler les arbres, cueillir les framboises, les fraises, les cerises, les prunes. Dans la maison elles gardaient quelques plantes en pot, dont un hydranger qui produisait régulièrement des fleurs somptueuses l’été.
Une attirance profonde… Très tôt dans mon enfance, j’ai développé l’habitude d’aller visiter ma grand-mère et mes tantes, nonobstant cette tiédeur qui émanait de la « maison d’à côté ». Ma mère me surveillait alors que je franchissais la distance qui séparait nos deux terrains. J’aimais emprunter la longue avenue bordée d’arbres qui menait à leur propriété.
J’adorais les abords de leur maison. Il y avait toujours un chat à la fenêtre. Je devinais les pelotes de laine grise de ma grand-mère sur le rebord de la fenêtre qui faisait face à la longue allée. Je grimpais les marches de la véranda qui menait aux deux portes principales de la maison, celle de la cuisine et celle de la salle à manger. De ma petite main, je frappais sur la lourde porte, toujours fermée à double tour, de la cuisine. Et j’attendais qu’on vienne m’ouvrir. C’était toujours, comment dire, fastidieux. Peu de chaleur se dégageait d’elles. Comme si elles avaient épuisé tout leur capital d’affection sans qu’il leur en reste pour moi, la dernière née de la famille. De toute façon il faisait presqu’immanquablement froid dans leur maison! Mais cela sentait le bois qui chauffe dans le poêle, avec ce crépitement si caractéristique. Aucune musique. Le silence. J’étais subjuguée. Et, quelque part, au tréfonds de moi-même, je me retrouvais en territoire connu. Sans pouvoir expliquer pourquoi.
… malgré la tiédeur que je percevais. Elles étaient polies. Mais sans démontrer cette spontanéité qu’on a souvent à l’égard des jeunes enfants. On les prend dans nos bras, on rie de leurs facéties. Rien de cela avec elles. Après avoir progressé d’un pas, je reculais de deux! Il n’empêche… je m’essayais. Avec cette impression, de plus en plus forte et alimentée par ma mère, qu’on ne m’aimait pas, du moins pas autant que les autres.
Et puis, il faut le reconnaître, la famille Bédard n’aimait pas ma mère. Son côté superficiel, son élégance, son snobisme étaient mal vus. Cela n’aidait sûrement pas.