Les visites d’un de mes cousins, que ses parents enverront pendant des années passer des vacances chez mes tantes et, par conséquent, chez sa grand-mère, ouvraient pour moi une fenêtre d’opportunité : celle de pouvoir explorer le grenier et les nombreux recoins de la vieille maison des Bédard. Il avait à peine un an de plus que moi. On me tolérait car je lui servais de compagnon de jeu. Et, à bien des égards, de faire- valoir.
Un dauphin adulé. Nous jouions ensemble. Il était considéré comme un petit roi. Le dauphin. Il n’y en avait que pour lui. Il circulait librement dans la maison de ma grand-mère comme si tout lui appartenait, m’entraînant au grenier où jamais je n’aurais osé de moi-même mettre les pieds mais dont le côté caverne d’Ali Baba me fascinait. Il ouvrait les tiroirs des vieilles commodes, me montrait les piles de vieilles lettres écrites par des aïeux vénérables qui m’inspiraient admiration et déférence. Il fourrageait dans les manchons de fourrure élimée, les mèches de cheveu de telle tante décédée. Sautait à pieds joints sur les vieux canapés. Saisissait à pleines mains de vieilles poupées de cire posées sur un fauteuil bas, les agitait puis les reposait brusquement.
Un pur tyran. Il se comportait comme un pur tyran, au grand ravissement de mes tantes qui s’extasiaient de son intelligence, de ses facéties, de son côté « petit diable ». Elles le surnommaient affectueusement : « Mon petit homme ». Elles se délectaient de ses sautes d’humeur, de ses demandes intempestives, de cette propension qu’il affichait à les traiter presque comme ses servantes. Ma grand-mère lui tricotait des chaussettes de laine grise. Moi, l’invitée à peine tolérée, je n’en revenais pas d’un tel traitement de faveur! Il ne faudrait pas le blâmer. Il ne faisait qu’adopter le comportement qui était attendu de lui!
Elles en redemandent. Je le suivais, médusée, fascinée, à travers les dédales de cette maison dont l’accès m’était, autrement, limité. Il entrait d’un pas décidé dans la dépense où tante Thérèse mettait la nourriture au frais, car on n’avait pas encore de réfrigérateur chez ma grand-mère, avisait la tarte à la rhubarbe, le trottoir aux framboises ou les biscuits à la mélasse, et décrétait, en pointant son doigt vers l’objet de sa convoitise, qu’il en voulait! La maisonnée s’inclinait, on sortait les assiettes, la nappe, les gâteries, on invitait le jeune dauphin à prendre place à table. Celui-ci daignait s’asseoir, et se délectait.
Une dose de sang des Bédard dans les veines de la petite Édith. On m’invitait à me joindre à lui. C’était la moindre des choses, non? Comme il était toujours pressé et faisait peu attention, il laissait souvent des dégoulinades sur la nappe. Un jour où nous avions dévoré à toute vitesse ce qui nous avait été offert et avions repris nos courses effrénées dans la maison pour revenir nous rasseoir une seconde fois afin d’en redemander, il avait délibérément ignoré sa place, qu’il avait pas mal souillée, et choisi plutôt la mienne, qui était bien propre! Tante Élizabeth, qui n’était pas au courant du stratagème et qui passait par là à ce moment, me rabroua pour mon peu de tenue à table!
« Regarde ce que tu as fait! me lança-t-elle, courroucée. »
C’en était trop! La moutarde me monta au nez :
« C’est lui, pas moi! »
J’étais rouge de colère. Tante Élizabeth battit en retraite, confondue. Jamais elle n’aurait reporté le blâme sur mon cousin. Une deuxième injustice flagrante qui suscita chez moi une rapide montée d’adrénaline et une colère encore plus forte :
« Je te l’ai dit : C’est lui, pas moi! »
Quelque part, j’avais de qui tenir! L’incident eut ceci de bon qu’il confirma à tous qu’au plan du caractère, j’avais hérité d’une partie des gênes de cette famille! Et me confirma à moi-même que j’étais quelque part partie du clan Bédard!