EdithBedard.ca Mon arbre

EdithBedard.ca

44 – Tante Élizabeth

4402Tante Élizabeth fait vivre la famille. Tante Élizabeth travaillait au bureau de poste de Charlesbourg. Elle était très connue dans le village. C’est son modeste salaire qui permettait de payer les taxes municipales, d’acheter le charbon et d’accueillir la famille étendue quand celle-ci venait visiter. Situé à deux pas de l’église, au cœur du village, dans l’ancien magasin général de Ferdinand Verret, qui avait épousé tante Lucie, la sœur de mon grand-père, le bureau de poste était demeuré le lieu de rencontre des gens du village. Tout comme le perron de l’église, le dimanche.

Ma tante connaissait par cœur la vie de tous ses habitants, et pour cause : Elle avait commencé à travailler pour oncle Ferdinand au début des années 1920 pour le salaire d’un dollar par jour, six jours par semaine. Avec les années elle le secondera dans le magasin général puis deviendra préposée à la poste, dans les mêmes locaux. Quand je l’ai connue, elle occupait encore cet emploi. Comment ne pas connaître tout ce qui concerne vos concitoyens quand l’ensemble de la correspondance qui leur est adressée passe par vous, depuis des lustres?

Un sens aigu de l’observation Lorsque le bureau de poste de Charlesbourg fermera ses portes le 28 mars 1960, ma tante sera transférée à celui de Valcartier, à proximité de la base militaire. Elle aura fort à faire à essayer de reconstituer la vie et l’itinéraire sentimental de ses nouveaux clients, en particulier les femmes venues, qui d’Angleterre qui d’Allemagne, au lendemain de la guerre, après leur mariage avec un militaire canadien. Des lettres d’Allemagne et d’Angleterre, il en passait entre ses mains! Elle ne manquait pas d’imagination pour élaborer quelque scénario catastrophe familial.

et une mémoire prodigieuse. Tante Élizabeth était capable de reconstituer la taille et la composition des familles. D’autant qu’elle était douée d’une mémoire prodigieuse. Elle pouvait nous dire quel temps il avait fait à Noël il y a dix, quinze, trente ans. Un flux accru de lettres destiné à la même famille ou, inversement, leur brusque interruption,  n’échappait pas à sa vigilance. Et comme on devait nécessairement passer à la poste pour acheter des timbres et affranchir les colis, surtout ceux pour l’étranger, elle savait tout. Du moins le pensait-elle. De même avait-elle appris à identifier le contenu de ce qu’on recevait des vieux pays, comme elle les appelait. Quand les colis de Noël commençaient à arriver elle savait que dans ceux qui provenaient d’Allemagne ou des pays de l’Est, on trouverait du marzipan et des biscuits au pain d’épices. Alors que les colis anglais contiendraient du gâteau aux fruits et du mince pie. Elle vivait, par personne interposée, une vie de destins lumineux ou funestes, selon le cas.

Une vie de misère. Suite à la fermeture du vieux bureau de poste de Charlesbourg, elle n’eut d’autre choix que d’accepter d’être mutée à Valcartier, alors qu’elle avait dépassé la soixantaine, afin de préserver la maigre pension qui l’attendait à la retraite. Il lui fallut se résoudre à se lever à cinq heures, six matins par semaine, alors qu’elle n’était pas naturellement matinale,  à prendre plusieurs correspondances d’autobus pour atteindre son lieu de travail. Charlesbourg n’était pas si éloigné de Valcartier si on faisait le trajet en automobile. Il lui fallait néanmoins se rendre au centre ville parce que les deux rayons excentriques que formaient les deux municipalités n’étaient reliés entre elles par aucune navette d’autobus. Du centre-ville, elle devait donc prendre un autre autobus pour Valcartier, et la même chose pour le retour.

Spécialisation des tâches. Elle rentrait  vers dix-neuf heures, vannée, les pieds gonflés. Après avoir retiré son manteau qui avait connu des jours meilleurs et posé sa sacoche, elle s’asseyait au bout d’une table étroite, près du poêle à bois. Sa sœur Thérèse qui s’occupait de tout dans la maison lui servait son souper. Rien de fastueux. Lillibeth, ou Lisette, comme on l’appelait dans la famille, ne savait rien faire au plan domestique. Elle ne levait jamais le petit doigt. Elle avait même de la difficulté à verrouiller les portes extérieures. Avec les années, la spécialisation des tâches entre les deux sœurs s’était cristallisée : L’une ramenait le maigre revenu. L’autre tenait maison, bricolait, cousait, jardinait.

L’ultime humiliation. Les dernières années de service professionnel de tante Élizabeth comme employée de la poste furent marquées par une ultime humiliation qui la blessa énormément. Elle savait qu’on la qualifiait de vieille fille et qu’on se moquait d’elle, dans son dos. Elle pouvait l’accepter, car n’était-ce pas effectivement le cas? Elle se savait pauvre, démunie. Vieillissante et pathétiquement romantique. Ses collègues de travail étaient des hommes jeunes, encore célibataires. Ils se mirent à lui faire des téléphones obscènes et grivois, au milieu de la nuit. Jamais elle ne les dénonça. Elle supporta en silence son calvaire.

4401Je n’ai pu retracer que deux photos d’elle : une première, prise à l’occasion de son quatre-vingt-troisième anniversaire de naissance, et une autre, dénichée par madame Cécile Labrecque, de la société historique de Charlesbourg.

Contrairement à ma grand-mère et à tante Thérèse, elle ne termina pas ses jours dans la maison ancestrale. Ayant survécu à sa mère et à sa sœur, il devint vite évident qu’elle n’avait plus la santé ou l’autonomie pour y demeurer. On l’installa dans une confortable maison de retraite. On craignait qu’elle ne s’adapte pas. Elle s’y fit rapidement. La nourriture était excellente, ce qui avait toujours compté pour elle. Et les infirmiers étaient beaux ! Elle consentit même à prendre des bains, avec leur aide. Elle confia un jour : « Si c’était à refaire, je ferais des folies ! ».

Elle mourut en juillet 1995, encore saine d’esprit. Elle s’assit dans son lit un matin et dit à la préposée qui s’apprêtait à l’aider à faire sa toilette : « J’ai très mal à la tête ». Elle s’effondra. Morte.

45 - Mon cousin...

Recherche
Merci de faire connaître ce site