Deux jeunes filles sacrifiées. On disait dans la famille que Thérèse et Élizabeth ne s’étaient jamais mariées, parce qu’on les avait sacrifiées pour que leurs frères fassent des études. L’une et l’autre avaient été de belles jeunes filles, saines et sociables. Elles avaient fait leurs études au Couvent du Bon-Pasteur de Charlesbourg, écrivaient sans faute, d’une calligraphie soignée, et parlaient comme des personnes éduquées. Elles avaient étudié le piano, le violon, le violoncelle. Tante Thérèse avait dans sa prime jeunesse joué dans les pièces de théâtre que l’on mettait en scène au village et elle y prenait un plaisir évident. Mes tantes, tout autant que ma grand-mère, lisaient des périodiques, en anglais tout comme en français, qui traînaient sur une tablette de fenêtre. Il y avait une bibliothèque dans le salon, avec des livres sur les étagères, chose que je n’avais jamais vue dans la famille Côté.
Tante Thérèse s’occupe des tâches domestiques. Tante Thérèse n’avait jamais travaillé à l’extérieur. Elle se consacrait à l’entretien de la grande maison ancestrale et des dépendances, secondant d’abord sa mère Mathilde, puis prenant progressivement les commandes de la maison. C’est elle qui avait pris soin de mes sœurs et de mon frère, après le décès de leur maman. Une tante pas très éloignée d’une mère substitut. Une femme réservée, résignée, que les travaux ménagers ne rebutaient pas.
Un peu de beurre sur les épinards. Quand le seul salaire d’Élizabeth, dont je parlerai au chapitre suivant, ne suffira plus pour boucler le mois, elle se résoudra à devenir vendeuse itinérante pour Avon, dans les coins reculés de Notre-Dame-des-Laurentides. Les premiers savons parfumés feront leur entrée dans l’ordinaire de la maison, ainsi que les serviettes de toilette duveteuses acquises grâce aux points bonis que lui procuraient les modestes ventes qu’elle réalisait. On réservait ces serviettes pour les invités. Ces maigres revenus suffisaient à peine à garder la tête hors de l’eau.
Quelques rares agapes. Quand les frères de mon père, dont l’un vivait à Hull et l’autre à Rivière-du-Loup, s’annonçaient, on sortait les belles assiettes et les verres délicats de la grande armoire de la salle à manger. On repassait les belles nappes brodées confectionnées par les aïeules. On achetait de la volaille, du veau de lait, du vrai café. Tante Thérèse préparait un fromage blanc qui égouttait pendant des heures dans du coton à fromage au-dessus de l’évier, et qu’elle servait avec de la crème et du sucre d’érable. Elle utilisait une assiette de service avec petites assiettes assorties qui étaient réservées à la présentation de ce dessert, et de nul autre.
Des desserts inoubliables. Une autre des spécialités de la famille était une mousse de pommes. On la réalisait en montant patiemment des blancs d’œuf à l’aide d’une simple cuillère de métal auxquels on incorporait tranquillement de fines lamelles de pommes crues. Je revois le bol qu’on utilisait, calé entre les deux cuisses légèrement écartées de Mathilde ou de Thérèse assises dans une chaise berçante sans accoudoir et très basse, qui avait sûrement depuis des lustres accueilli d’autres postérieurs, à en juger par sa patine!
Tante Thérèse cuisinait également des tartes à la framboise qu’elle mettait à cuire dans le four à bois sur des plaques rondes et noires, sans rebords. Ce qui obligeait à construire une digue circulaire sur le pourtour de chaque tarte afin d’éviter que la préparation ne coule. C’est cet édifice de pâte qui était justement délicieux!
Spécialités culinaires pour le temps des Fêtes. Tante Thérèse préparait à l’occasion de Noël des chocolats fourrés à l’érable. Tante Élizabeth avait acheté pour l’occasion une bouteille de vin au village, du Saint-Georges, un vin rouge extrêmement sucré qu’on servait en apéritif.
Un de mes cousins, de retour à l’école après un séjour de quelques jours chez ma grand-mère pendant le temps des Fêtes, avait ainsi résumé le festin qui s’était étalé sous ses yeux et pour le plus grand plaisir de son palais :
« Chez ma grand-mère, au Jour de l’An, on sert au moins treize desserts! »
Il exagérait à peine. Quant à ma mère, les contacts vraiment significatifs qu’elle aura avec sa belle-mère les premières années de notre installation à Québec, seront motivés par son désir d’apprendre de celle-ci ses secrets culinaires. Elle ne se résignera cependant jamais à préparer de la tête fromagée, c’est-à-dire une tête de porc farcie, ni à cuire de l’anguille, deux mets que mon père appréciait particulièrement.
Frugalité oblige… Une fois la visite repartie, tante Thérèse rangeait la belle vaisselle, et le trio se nourrissait des restes jusqu’à épuisement des stocks. Retour à la frugalité. Les omelettes, les croquettes de thon mélangées à de la purée de pomme de terre, le jambon haché, mélangé et apprêté en fricassée, le veau en galantine. Les coupes de viande économiques. On pouvait survivre longtemps avec une grosse potée de soupe à l’orge enrichie de légumes entreposés dans la cave depuis la récolte de l’été précédente. Et bien sûr, comme chez les Côté, il y avait toujours une théière qui frémissait en douce sur un des feux arrière du poêle à bois.
Humilité et modestie, celles des personne gênées financièrement. Autant leurs trois frères avaient du panache, autant mes deux tantes étaient humbles, mais avec cette ardeur endormie qui se réveillait quand l’occasion se présentait. Elles ne s’apitoyaient pas sur leur sort. Mais leur condition les dérangeait sûrement. Au fond d’elles-mêmes, elles n’étaient pas sans réaliser qu’on les avait sacrifiées. D’autres se seraient révoltées… pas elles.