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40 – Charlesbourg : un rendez-vous manqué

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1952.1953. Ma mère s’étiolait. Ses yeux se cernaient. Je me collais de plus en plus à ses jupes parce qu’elle demeurait ce qui m’était le plus connu. Mais rien ne s’arrangeait. Je crois qu’entre elle et sa belle-famille, et avec Charlesbourg tout autant, on doit parler de rendez-vous manqué.

Elle aurait eu besoin d’être rassurée, cajolée. Elle se retrouva seule pour négocier les termes de notre nouvelle existence avec sa famille d’adoption. Une famille beaucoup plus complexe que celle au sein de laquelle elle avait grandi.

Un village chargé d’histoireCette famille et ce village n’eurent pas l’heur de lui plaire. Elle rejeta l’un et l’autre dédaigneusement. Or, eût-elle démontré le moindrement de l’intérêt et de la curiosité à l’égard des lieux et des personnes, le sentiment d’exil qu’elle ressentait, et qu’elle m’inoculait, se serait estompé voire résorbé. Nous aurions noué des liens avec des voisins, avec des membres de la large famille Bédard. Et, petit à petit, le sentiment de faire partie d’un clan, comme chez les Côté, se serait installé. Mais cela ne fut pas le cas. Nous regardions toujours du côté de la ville. Jamais du côté du village. Elle passa à côté d’un bien inestimable.

Charlesbourg avait été le creuset de la famille depuis 1660. Les gens se côtoyaient, festoyaient ensemble, échangeaient comme par le passé sur le perron de l’église le dimanche, après la messe, en regardant défiler les zouaves pontificaux locaux. On portait une histoire dont on était fier. On attendait les « étrangers » avec une bonne dose de méfiance. Mais avec diplomatie et déférence, on finissait par se faire accepter. Dès le départ ma mère se garda de se mêler aux gens du village.

… que Marcelle considère avec dédain. Pendant des années, elle ne créa de liens avec à peu près personne et se comporta avec un certain dédain à leur encontre, comme si elle avait décidé que désormais elle était d’un statut supérieur au leur. Ce qui, objectivement parlant, n’était certes pas le cas.

Elle décréta rapidement qu’elle n’assisterait plus à la messe dominicale  dans l’église de Charlesbourg, parce que disait-elle les femmes se parfumaient avec des parfums vulgaires et qui dégageaient une odeur trop lourde! Or la famille de mon père avait vécu dans ce village depuis l’arrivée en Nouvelle-France de notre aïeul, Isaac Bédard, trois cents ans auparavant. Mon père y avait grandi et  y connaissait tout le monde. Il en était un des notables. Le grand-oncle  maternel de mon père, le chanoine David Gosselin, avait été curé de Charlesbourg pendant longtemps et y avait laissé sa marque. Il avait récité la messe des milliers de fois dans cette église dans laquelle elle refusait de mettre les pieds. Un autre oncle, Ferdinand Verret, avait administré un magasin général doublé de la poste dans le centre du village pendant cinquante ans.

L’art de se mettre sa belle-famille à dos. Quelle gifle ce dut être pour ma grand-mère Mathilde, connue de tous dans le village, et surtout pour mon père. Il dut se résoudre à assister seul à la messe dominicale tôt dans la matinée, dans la vieille église de Charlesbourg, sans sa nouvelle épouse, ce qui dut faire jaser. Il continuait de pratiquer malgré ses doutes croissants quant à l’existence de Dieu car, disait-il, il ne pouvait se permettre de perdre sa clientèle. Puis immanquablement il conduisait ma mère dans la paroisse voisine, à Saint-François d’Assise, pour la messe de onze heures où,  disait-elle, le curé était un bon orateur et les gens mieux habillés. Il attendait la fin de l’office dans son auto, en fumant nerveusement des cigarettes. Entre les deux messes, la sienne et celle de ma mère, il avait accompli quelques visites à domicile. Comme occupation un dimanche matin, on aurait pu trouver mieux!

Une sorte de désert. Notre maison  était située à la sortie du village. Dans une sorte de hameau qui ne présentait ni les avantages de la campagne, ni ceux de la ville. Un des voisins de ma grand-mère, monsieur Antonio, avait encore une grange. Celle de ma grand-mère avait été démolie  quelques années avant ma naissance. Notre terrain demeurait tristement dénudé, avec quelques arbrisseaux mais sans végétation ni jardin, juste cette grosse maison carrée que je trouvais, malgré son intérieur élégant, inhospitalière. Je n’avais personne avec qui jouer et personne pour me surveiller si je voulais aller dehors. Je m’ennuyais ferme. De toute façon il n’y avait rien à voir.

Un deuil bien réel. Progressivement je me mis à comprendre que ma grand-mère et ses filles, dont je parlerai sous peu, vivaient notre arrivée et la transplantation des enfants dans la nouvelle famille que nous allions former, comme une brisure. Elles éprouvaient beaucoup d’attachement envers mes demi-sœurs et mon demi-frère. Elles s’étaient beaucoup investies dans l’éducation des enfants après la mort de leur mère,  surtout dans celui du  plus jeune, qui était encore un petit enfant et que la perte de sa mère avait beaucoup affecté.

Une fracture profonde. J’ai retrouvé les lettres que Mathilde, notre grand-mère commune, leur écrivait. Elles sont empreintes de tendresse, de spontanéité et de générosité. Écrites dans un style élégant mais qui coule d’abondance et demeure accessible pour de jeunes enfants, elles reflètent combien les petits étaient chéris et combien ces trois femmes étaient fières d’eux. On venait, avec notre installation à Charlesbourg, de leur voler leurs enfants.

Même si nous étions voisins immédiats, ce qui normalement aurait dû rendre tout plus fluide et aisé, il y eut dès le départ une fracture perceptible entre les deux familles : l’ancienne et la reconstituée. 

41 - Mathilde, ma grand-mère paternelle : une énigme

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