Assis sur une mine d’or. Black-Lake est indissociable de l’histoire de l’exploitation du minerai d’amiante et, en corollaire, de l’amiantose et de ses effets sur la santé. Ce que je retiens, moi, de ce Black-Lake de mon enfance, comme souvenirs très précis, ce sont les énormes montagnes de résidus de poussière d’amiante, que j’ai déjà mentionnées. Mais également la suie sur les visages de mes oncles Tonio et Roger, quand ils rentraient de la mine. Les beaux yeux doux de Tonio semblaient briller comme deux trous blancs au milieu du cirage noir de son visage. Roger, lui, portait en permanence des lunettes fumées : il avait perdu un œil à la mine. Les rares fois où je l’avais vu sans lunettes, j’avais été impressionnée par l’orbite vide de son œil, témoignage tangible des périls du travail dans ces tranchées souterraines. Mes oncles avaient beau se récurer les mains et frotter, et frotter, l’espace entre la peau de leurs doigts et leurs ongles restait irrémédiablement noir. Tonio se lavait et se changeait. Il redevenait un homme « normal ». Mon autre oncle, lui, plus taciturne, gardait souvent ses habits sombres de travail. Tonio qui riait, Roger qui ruminait.
Pendant des décennies Black-Lake fut un village prospère qui, comme Thetford-Mines, vécut de l’industrie de l’amiante chrysotile. Des compagnies minières britanniques avaient commencé à mener des travaux d’exploitation dans le secteur autour des années 1880 après qu’on y eût fait la découverte d’amiante. La région deviendra le principal pôle de développement minier de la province jusqu’à l’ouverture du nord-ouest québécois dans les années 1920. Elle se développera rapidement, mais de façon plus ou moins anarchique, en fonction des impératifs industriels de ce secteur d’activités.
En 1895, on comptait sept carrières d’extraction sur les territoires de Thetford-Mines et de Black-Lake. Les travailleurs, en majorité des Canadiens-français, étaient en général des agriculteurs qui s’installaient temporairement dans des campements de fortune et venaient gagner un peu d’argent. Les débits d’alcool et, je suppose, ce qui va avec, pullulaient, au grand déplaisir des autorités ecclésiastiques. Les patrons étaient anglais, écossais, irlandais. Avec l’accroissement marqué de la demande mondiale pour ce minerai, qu’on utilise non seulement pour fabriquer les fameux bardeaux d’amiante, mais également pour le plâtrage des appartements, les imitations de bois, la région connaît un boum financier. La production s’accroît, on produit de nuit comme de jour. Les travailleurs temporaires délaissent l’agriculture et viennent s’installer dans les villages avec femmes et enfants. En 1910, soit quatre ans avant la naissance de ma mère, 3 000 personnes travaillent dans l’industrie de l’amiante, contre 400 en 1897. En 1911, Black-Lake comptait officiellement 2 645 habitants.
La première guerre mondiale, celle de 14-18, déclenchera un boum économique phénoménal pour la région. L’amiante entre désormais dans la fabrication des navires, des sous-marins, des gants pour la manipulation des canons à tir rapide. Même la matière filtrante des masques à gaz est constituée de fibres d’amiante! Avec ce que l’on connaît aujourd’hui des effets nocifs de l’amiante, la chose a de quoi faire réfléchir. En même temps, on sait bien que ces hommes qu’on équipait de masques à gaz constituaient de la chair à canon. Leur vie comptait pour bien peu et la probabilité qu’ils reviennent du front en une seule pièce était plutôt mince.
La demande est telle qu’on embauche de jeunes garçons, voire des enfants. On n’est pas regardant sur l’âge. Les familles, elles, souvent peu éduquées, y voient une façon d’améliorer leur qualité de vie. On trime très fort. C’est un métier difficile, ardu, dangereux. Les accidents sont nombreux. On fait également venir des Ukrainiens, 300 d’entre eux. C’est intéressant de le mentionner car en octobre 1915 une grève se déclenche. Elle est animée par deux de ces Ukrainiens, socialistes de surcroît, Nicolas Kachook et Ivan Chaprun. Ne cherchez pas ce qu’il advint d’eux. Personne n’en a conservé la moindre mémoire!
De maigres salaires et des conditions de travail difficiles. De 1915 à 1958, plusieurs grèves mobiliseront les travailleurs de la mine, en quête de meilleures conditions de travail et d’un meilleur salaire. Les deux syndicats en présence s’affronteront, pour le grand plaisir des compagnies minières qui exploiteront la division des forces. En 1923 un travailleur gagne 2.50 $ par jour! Une autre grève, celle de 1923, est déclenchée suite au congédiement injustifié de deux travailleurs par le gérant adjoint de la mine Asbestos Corporation of Canada. Ça brasse fort, très fort. Les mineurs en colère embarquent de force le dénommé McNutt dans le train à destination de Sherbrooke. Il revient avec une escorte de quarante policiers en armes. Les grévistes ne cèdent pas. La tension monte. Le député provincial intervient, la police locale également. McNutt comprend qu’il vaut mieux reprendre le train et quitter les lieux. Mais ce sont les grèves de 1948, l’année de ma naissance, et surtout celle de 1949, qui resteront dans les mémoires. 5 000 travailleurs quittent alors illégalement leur travail et demeureront en grève pendant quatre mois et demi. Affiliés à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, ils se battent pour obtenir de meilleurs salaires. Et de meilleures protections contre la poussière d’amiante. La partie patronale obtient des injonctions contre les grévistes. La grève se termine finalement. Les travailleurs obtiendront une maigre augmentation de salaire. Et pas de protection accrue contre la poussière d’amiante.
Cette grève demeurera, au plan des relations de travail, longtemps dans les mémoires. L’élite intellectuelle québécoise se divisera, tout autant que le clergé. Pierre-Elliott Trudeau, alors jeune homme fortuné de Westmount, aux velléités socialistes voire communistes, prendra publiquement position pour les grévistes. Un jésuite qui m’avait enseigné lors de ma dernière année de ce qu’on appelait à l’époque le « cours classique » avait connu Trudeau. Il me racontait que très jeune celui qui allait devenir premier ministre du Canada s’était intéressé aux luttes ouvrières. Il lui arrivait de se rendre sur les lieux où des piqueteurs marchaient devant une entreprise en grève afin de haranguer ces derniers et les encourager à se battre. Le chauffeur de ses parents l’avait en général déposé à quelques rues du lieu de la manifestation. Je n’invente pas…
Pour les intellectuels, les syndicalistes, les sociologues et politologues, cette grève aura marqué un tournant dans l’histoire des relations de travail au Québec. Un beau sujet de réflexion. Pour mes oncles, de vrais mineurs, et leur compères, l’affaire avait été drôlement plus grave. Elle n’était pas théorique. Tenir tête aux autorités, à son employeur, courir le risque de perdre son emploi, se retrouver sans revenus pendant de longs mois alors qu’on a une famille à élever. Il fallait le faire.
Je ne doute pas qu’Alfred, mon grand-père, qu’il ait pris solidairement le parti des grévistes ou qu’il se soit montré plus tiède face à leurs revendications, ait supporté financièrement ses deux gendres pendant cette terrible épreuve.