Se déplacer seule à six ans. Les cours au Petit Monastère débutaient à neuf heures, mais il fallait arriver un peu à l’avance. Et on terminait vers trois heures trente. Cela faisait de longues journées.
Dès le début, malgré le plaisir que me procurait l’école, cette nouvelle existence s’accompagna d’un stress particulier. Il avait été décidé par mes parents que le matin ce serait mon père qui, après avoir déposé deux de mes sœurs à l’extrémité du Gros Pin pour qu’elles y prennent l’autobus en direction de Québec, me déposerait chez les religieuses. Le couvent était situé à cinq minutes de son bureau de Loretteville. Mais que, pour rentrer à la maison en fin de journée, je prendrais l’autobus. Par moi-même.
Prendre l’autobus. Je me souviens encore de la couleur de l’autobus. Il était orange et appartenait à la flotte d’autobus du docteur Beaudet, de Charlesbourg, qui avait créé la compagnie avec un associé, Georges-Omer Paradis, le 25 janvier 1922. J’avais six ans et demi, c’était la première fois que je me retrouvais à marcher seule, à prendre l’autobus par moi-même, bref à m’orienter et à démontrer une autonomie certaine. J’étais peu à l’aise avec cette décision.
Une angoisse qui croît. La première semaine, ma mère vint me chercher au pensionnat en fin de journée pour m’apprendre comment m’orienter à travers ce qui me semblait être un long chemin jusqu’à l’artère principale de Loretteville. Et surtout pour je comprenne bien où aller attendre l’autobus qui me ramènerait à Charlesbourg. Elle avait rédigé un message sur un bout de papier que je devais conserver en permanence dans ma poche, si quelque chose m’arrivait.
Or, si le périple ne m’inquiétait pas outre mesure au départ, ma mère contribua par sa propre agitation à créer un véritable stress chez moi. Plus l’automne avançait et les journées raccourcissaient, plus je devenais anxieuse. Mais je n’en parlais à personne. Surtout pas à mes parents. Je vivais ce calvaire en silence.
La peur de marcher seule jusqu’à l’arrêt d’autobus. Plusieurs enfants repartaient en taxis de groupe. Car je ne fréquentais pas une école pour les pauvres! Comme j’étais celle qui habitait le plus loin du couvent et que j’étais la seule à résider à Charlesbourg, personne d’autre ne pouvait partager de voiture taxi avec moi. J’en étais quitte pour voyager en autobus. Je n’aimais pas, au sortir du couvent, devoir emprunter le chemin sinueux pour atteindre la rue principale. Le trajet semblait interminable à mes petites jambes. À mi-chemin se trouvait la maison du gardien, un anglophone qui vivait là avec sa femme et son fils, un adolescent. Un jour en marchant devant leur maison j’aperçus un ours qui avait été abattu la veille. L’ours gisait sous un arbre. J’en fus très impressionnée. Avec le sentiment très vif qu’une forêt est un milieu agité. Que des bêtes menaçantes y vivent. Qu’il s’y passe plein de choses. Le syndrome de Geneviève de Brabant m’avait rattrapée!
La peur de rater le bus. Nous sortions de l’école vers trois heures trente. Mon autobus passait à quatre heures moins cinq. Je craignais toujours de le louper. Et de plus, escalader les hautes marches de l’autobus constituait un réel effort pour moi. M’assurer, une fois rendue à destination, de ne pas rater l’arrêt où je devais descendre, non sans avoir d’abord tiré la sonnette d’avertissement, m’absorbait considérablement durant le trajet. Comble de malheur, à partir de la mi-novembre, quand j’arrivais enfin à destination, il faisait déjà nuit.
Une erreur de jugement? Lorsque l’on compare la façon dont aujourd’hui on protège les enfants contre les prédateurs sexuels, par exemple, force est d’admettre que j’étais beaucoup trop jeune et vulnérable pour accomplir au quotidien ce qui me semblait un éprouvant périple. Mon père semblait comprendre mes angoisses, même si je n’en soufflais mot. Je suis à peu près certaine qu’il n’était pas d’accord avec la décision de ma mère de m’envoyer à l’école si loin de la maison alors que j’aurais pu fréquenter l’école publique de la paroisse, y aller à pied et en revenir avec les autres enfants de mon quartier. C’eût été tellement plus simple et normal. J’aurais ainsi pu faire la connaissance d’autres jeunes, m’intégrer à la communauté.
Se méfier des adultes. Comme médecin, mon père savait que les enfants peuvent être facilement abusés, enlevés. Alors il m’avait expliqué les dangers que représentent parfois les messieurs qui semblent nous vouloir du bien. Il m’avait donné instruction de refuser systématiquement de monter dans l’auto de toute personne qui m’offrirait de me raccompagner chez moi. Il demanda même à un de ses collègues, un dentiste que je connaissais bien puisqu’il travaillait dans le même bureau que lui et dont j’avais réalisé un portrait très réaliste (en veste de dentiste, la fraise à la main!) de me mettre à l’épreuve. Je passai le test et refusai net de monter dans son auto. Mon père m’en félicita.
Seule à la maison sans maman. À ce stress s’en ajoutait un autre, tout aussi réel et quotidien. Lorsque j’arrivais à la maison, ma mère n’était jamais là. Chaque après-midi, depuis que je fréquentais l’école, elle partait en ville. Je pénétrais dans cette vaste maison sombre après avoir pris la clef de la maison sous le paillasson devant la porte de la cuisine, à l’intérieur du garage. J’allumais les lumières. Rien ne bougeait. Silence absolu.
Apprivoiser le silence et l’obscurité. Haute comme trois pommes, chaque après-midi, de retour de l’école et de mon expédition en autobus, je me retrouvais seule dans cette demeure. Je regardais dehors en guettant le retour de mon père. Il faisait de plus en plus noir. Je n’aimais pas cela. Après avoir affronté les dangers de l’extérieur, de ce monde d’adulte où je me faufilais du haut de mes presque sept ans, il me fallait faire face au désert affectif. Rien n’est plus triste qu’une grande maison sombre en fin d’après-midi. Silencieuse. Sans odeurs de cuisine. Sans chat ni chien. La seule ombre qui s’y promène c’est la sienne quand on tend le bras pour allumer la lampe du vivoir et qu’à travers le filet de lumière qui vient de l’extérieur c’est sa propre silhouette qui se profile.
Encore aujourd’hui, vers trois heures quinze l’après-midi, quand je croise ces autobus scolaires qui ramènent les enfants québécois chez eux, ou que j’en aperçois, par groupes de quatre ou cinq, se tenant par la main et rentrant à la maison, j’en suis émue. La vue des brigadiers scolaires, qui veillent à faire traverser les intersections aux enfants qui sont à pied, me touche. Mon père rentrait finalement, vers cinq heures. Parfois plus tôt, entre deux visites. C’est lui qui me réconfortait, en me demandant comment s’était déroulée la journée, en posant sa main sur mon front car trop souvent j’étais enrhumée, et en me préparant une collation.
Heureusement, il y avait la télévision. Souvent mon père devait repartir pour aller visiter des patients. Je me réfugiais devant le poste de télévision. Mes compagnons auront été Fanfreluche, Monsieur Surprise, Sol et Gobelet, Pépinot, Bobino. Mes amis d’infortune qui semblaient tellement bien s’amuser ensemble. Et qui auront marqué l’enfance de toute une génération de Québécois.
Et les séries américaines, à la sauce western, pleines d’action et de rebondissements. Quand on est enfant on ne fait pas la différence entre l’imaginaire et le réel. Je suivais les péripéties de leur existence avec intérêt. Cela m’occupait jusqu’à l’arrivée de ma mère. Avant de quitter pour la ville, en début d’après-midi, elle avait paré les légumes, qui attendaient dans une casserole. Elle les mettrait à cuire à son retour. Sa dévotion culinaire demeurait inchangée. Nous mangions bien. Et santé. Mais, son absence me pesait.
Étrange de réaliser que notre existence est faite d’une suite non organisée de moments noirs et de moments gris. Mais également d’instants blancs, transparents, légers, éblouissants. Cela nous laisse d’autant pantois.