Fascinée par sa beauté… J’avais pris l’habitude, chaque matin, d’aller réveiller ma sœur Andrée qui était belle et douce. Elle était encore adolescente ou du moins jeune adulte. Je l’appelais « Andine ». Je la suivais partout. Dès qu’elle ouvrait un œil le matin, j’étais là postée devant son lit attendant qu’elle se lève. Je l’accompagnais à la salle de bain. Puis la regardais s’habiller, se coiffer. Andine était à mes yeux la beauté incarnée : les yeux bleus-gris, une épaisse chevelure châtain foncé qu’elle portait en nattes puis qu’elle sacrifiera quelques années plus tard pour adopter une coupe garçonne. Mince, élancée. Douce. Et secrète. Mon père disait qu’elle était la beauté de la famille. Les enfants sont attirés par l’harmonie et l’esthétique. Ils jugent rapidement.
L’odeur de gâteau et les chants du soir. Un de mes premiers souvenirs de notre nouvelle vie à Charlesbourg est lié à ma sœur Andrée. Nous sommes dans la cuisine. C’est dimanche matin parce qu’on entend sonner les cloches de l’église. Mes parents sont absents. Andrée fait cuire un gâteau. Je suis petite. Elle me semble très grande. Je me suis logée contre ses jupes. Elle ne me rejette pas, au contraire. Entre l’odeur du gâteau qui se met à embaumer la cuisine et la chaleur de son corps, je me fraye un espace affectif. Elle avait une jolie voix, tout comme mon père, et me chantait des chansons, entre autres une berceuse du nord de la France près de la frontière belge. Quand j’ai visionné le film réalisé par un auteur français et qui a pour décor et propos les Chtis, et qu’à un moment donné on entend une vieille femme chanter cette berceuse, les larmes me sont montées aux yeux. Comme elle avait été dans les guides, elle avait appris toutes les chansons regroupées dans les livrets de La Bonne Chanson, dédiées à la chanson française d’autrefois, celle qui précède Brassens, Piaf et Mouloudji. Elle me les chantait pour m’endormir le soir. Mon père, lui, me les chantait le matin.
Elle était également très douée pour le dessin et avait pris pendant quelque temps des cours de peinture. Bref, elle réunissait à mes yeux tous les attributs d’une princesse de conte de fées qu’un beau prince viendrait nous ravir un jour, pour notre plus grand malheur.
Première séance de cinéma. C’est avec elle que je suis allée au cinéma pour la première fois. C’était au Cinéma de Paris, place d’Youville. Elle m’y avait emmenée voir un film espagnol intitulé Marcellino Pan y Vino. Un film à l’eau de rose où, à la fin du récit, le jeune héros, un enfant, meurt. J’avais pleuré toutes les larmes de mon corps, comme il se doit. Elle m’emmenait au zoo, au moins une fois par année, et ne manquait pas de m’inciter à la prudence : un gardien avait été mangé par des ours! Comme mise en garde, on ne pouvait faire mieux!
Routine et train-train familial. Quand mes sœurs avaient déjeuné et s’étaient habillées, mon père partait en auto avec les deux aînées qu’il déposait à l’arrêt d’autobus pour Québec le plus près, c’est-à-dire à l’extrémité du chemin du Gros Pin, leur évitant ainsi d’avoir à changer d’autobus, et même de compagnie d’autobus. Des années plus tard, il fera la même chose, mais pour mon frère et moi. Il en profitait pour acheter les journaux et remontait à la maison ou, s’il devait être à Courville, à Beauport ou à Stoneham, y allait directement. En ce cas on ne le revoyait qu’à midi.
Sa mallette noire de médecin l’accompagnait partout. Il ne partait jamais sans elle. Elle pouvait servir à tout moment. Il était constamment de garde, comme tous ses collègues de l’époque. Il n’arrêtait jamais.
Un monde d’adulte. Jusqu’à ce qu’on m’envoie à l’école, mon quotidien s’est coulé dans celui de ma mère et progressivement dans celui de mon père et d’Andine. Je n’ai commencé l’école qu’à six ans et demi. Avec une dispense facile à obtenir on aurait pu m’inscrire dès cinq ans et demi, ce que je désirais ardemment. Mais ma mère trouvait que j’étais si fréquemment malade qu’il valait peut-être mieux me garder à la maison plus longtemps. La fréquentation des adultes m’avait rendue assez éveillée au plan intellectuel mais j’étais à peu près incapable d’interagir avec des enfants de mon âge.
J’étais prête pour l’école, mais peu préparée à créer des liens avec les autres enfants.