Chansons françaises et oranges fraîchement pressées. Je découvrais petit à petit mon père. Nous nous attachions l’un à l’autre. Il était toujours le premier levé le matin. Très tôt. Il travaillait de plus très fort. Sept jours sur sept. Alors, dès que j’ouvrais l’œil je descendais le rejoindre dans le boudoir. Personne d’autre n’était réveillé dans la maison. Il me prenait sur ses genoux et me berçait. Il me chantait des chansons. De vieilles chansons françaises mélancoliques auxquelles je ne comprenais pas grand chose : Malborough (que l’on prononçait Malbrouke) s’en va-t- en guerre, À Saint-Malo, beau port de mer, Si tu voulais la belle, V’la le bon vent, Le beau Robert. Il relate, dans mon Livre de bébé, une anecdote où je semble apprécier particulièrement qu’on me chante des chansons.
Des moments de complicité entre nous deux. Un peu plus tard il montait réveiller la maisonnée et préparait le petit-déjeuner qu’il nous servait dans la cuisine. Il pressait des oranges fraîches et me forçait à boire le jus rapidement, afin que les vitamines ne disparaissent pas, disait-il. Je n’aimais pas l’acidité des oranges si tôt le matin. Mais je m’exécutais en enfant docile.
Tabagisme, foie de veau et coquetterie dans l’oeil. Ce furent, pour lui et moi, les années dorées de notre relation. Il se montrait extrêmement attentif à mes besoins physiques et psychologiques. Il se préoccupait de mon alimentation, de ma croissance, de mes grippes et rhumes à répétition sans jamais pourtant faire le lien, me semble-t-il, avec le fait que je vivais dans un environnement de fumeurs invétérés. Relativement à mes goûts alimentaires, il fut particulièrement fier d’annoncer à nos proches que mon plat préféré était le foie de veau accompagné d’épinards et de purée de pommes de terre!
Comme je souffrais d’un strabisme intermittent externe de l’œil gauche, et que je présentais déjà des problèmes de myopie, il me fit voir par un spécialiste, le docteur Lacerte. Nous nous rendîmes à plusieurs reprises à son cabinet. Et je dus porter une œillère sur l’œil droit, afin de faire travailler l’autre œil. Je détestais ce protocole. Puis, on me fit porter des lunettes. Mais mon œil gauche demeura désespérément « paresseux » jusqu’à ce que à l’âge adulte et grâce aux miracles de la microchirurgie, on régla le problème, du moins d’un point de vue esthétique.
Un papa médecin, quelle chance! J’eus la chance d’avoir pour papa un médecin, qui se préoccupait de la santé des enfants, car c’était son métier, et en particulier de la mienne.
J’ai retrouvé dans ses papiers le texte d’une conférence qu’il avait prononcée à la fin des années trente alors qu’il était directeur de l’unité sanitaire de Saint-Maurice, à Shawinigan-Falls. Le titre en est : L’examen médical préscolaire. L’objectif de son exposé était de sensibiliser les parents à l’état de santé de leurs enfants, et pas seulement lorsqu’ils sont nourrissons ou bébé, mais ultérieurement. Son exposé était rédigé dans un français impeccable, mais accessible. J’y retrouve le tracé identique des préoccupations qu’il montrait à l’égard de mon développement :
« De deux choses l’une (…). Votre enfant jouit d’une santé excellente et la confirmation de cette opinion ne peut que vous réjouir; ou bien son état physique et psychique laisse à désirer, est même franchement mauvais, et alors il importe que vous le sachiez, tant pour le bénéfice de votre enfant que pour votre propre avantage et celui de la collectivité.
Un éducateur de renom écrivait à bon droit qu’il n’est pas indifférent pour le bonheur ou le malheur d’une vie d’être toujours souffrant ou jamais malade, car on ne saurait négliger le corps sans que l’esprit soit gravement influencé » Source : Archives personnelles
Soins dentaires sans anesthésiant… ou si peu! Le paragraphe qu’il consacre aux soins dentaires m’a rappelé les douloureuses séances auxquelles il me contraignait, chez un dentiste de ses amis, et dont je redoutais, terrorisée, les recours à la fraise, avec un minimum d’anesthésiant :
« Médecin ou dentiste, on ne le consultera souvent que pour réclamer un terme à la souffrance. Nous connaissons tous l’histoire de l’unique pomme gâtée qui a tôt fait de contaminer le baril entier; une dent malade suffit pour carier toutes les autres. Grande anxiété si la sortie des dents retarde; grande indifférence par contre sur leur durée. Sous prétexte qu’il ne s’agit là que de dents temporaires, on se désintéresse » ( Ibid.,)
Mais je savais qu’il le faisait à bon escient et pour mon bien. À l’époque, c’est ainsi que l’on traitait les dents! Il fallait faire avec!
Clin d’oeil à Ferdinand Verret, le magnifique. Puis voilà que je retrouve dans son exposé une comparaison entre le soin dont on entoure la croissance des fleurs et celui que l’on devrait démontrer à l’égard des enfants. Il me semble alors que c’est Ferdinand Verret et ses beaux parterres de fleurs, qui surgissent. Ferdinand Verret, oncle paternel de papa, qui adorait jardiner et produire son miel. Et qui tint son Journal toute sa vie : 4000 pages de son écriture nette et sans rature, conservées aux Archives nationales du Québec.
« De quels soins attentifs n’entourez-vous pas les fleurs du parterre qui orne peut-être les abords de votre maison! Vous émondez les éléments inutiles ou nuisibles, vous alimentez le sol des meilleurs fertilisants. Et pourtant vous savez que, bientôt, il ne restera rien de cette éphémère beauté. Ne devons-nous pas à nos enfants une sollicitude au moins égale? Il est donc bien vrai que « nous faisons sérieusement des choses futiles et futilement des choses sérieuses. » ( Ibid., )
Le Père Noël pour moi toute seule, dans les bras de papa. Ces propos de mon père sont le reflet de toute l’attention dont il me couva pendant ma petite enfance, et même après. Il se montra également soucieux d’imprégner mon imaginaire et de me laisser des images fortes qui allaient me faire rêver longtemps : un jour de décembre, juste avant Noël, alors que je devais avoir quatre ans, il me fit ainsi la plus merveilleuse surprise qu’on puisse faire à un enfant : il envoya le Père Noël en personne me demander ce que je voulais comme étrennes!
Imaginez un peu : nous sommes à la maison, il fait nuit, je suis déjà en pyjamas, dans les bras de mon papa. Il s’approche de la fenêtre du vivoir et m’invite à regarder attentivement dehors. Soudainement, qui voit-on surgir, glissant sur la neige blanche dans son traîneau tiré par deux chevaux, portant un habit rouge, une barbe blanche, un bonnet rouge à pompon blanc? Le Père Noël! Qui immobilise son traîneau, met les chevaux au repos, en descend et vient frapper à notre porte! J’en ai le souffle coupé! Il entre, mon père l’accueille, me le présente.
Le père Noël veut me prendre dans ses bras, mais je résiste, cela fait trop d’émotions. Il me demande ce que je désire comme cadeaux à Noël. Je suis trop émue pour répondre. Ce n’est que lorsqu’il est reparti et que je le regarde regagner son traîneau, toujours blottie contre mon père, que je réponds enfin à la question qu’il m’a posée : « Père Noël, apporte-moi des jouets! » Difficile après cela de ne pas croire au père Noël! J’y ai cru pendant longtemps.