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3 – Un village plein de vie

Il fut un lac majestueux. Le village tire son nom de la présence d’un lac de trois kilomètres de long par un kilomètre et demi de large, qui était situé à proximité. Le soir, le reflet de la montagne de conifères qui en bordait la ligne ouest, là où le soleil se couche, donnait au lac l’aspect d’un étang noir. Que reste-t-il aujourd’hui de ce lac? Un immense cratère qui s’étend sur 5 kilomètres carrés! Le lac a été asséché entre 1955 et 1958 afin de permettre l’accès aux riches dépôts d’amiante qui s’y trouvaient. Ce qui est arrivé au lac illustre à sa manière le sort du village et de ses habitants : tout était subordonné à l’industrie minière. Le développement minier « avalera » littéralement la nature ambiante, la forêt, les cours d’eau.

À l’époque de la jeunesse de ma mère, Black-Lake était un village qui se débrouillait bien. À noter : on utilisait indistinctement les formules « Lac Noir » ou « Black-Lake ». Les spécialistes de la toponymie ne peuvent expliquer pourquoi, à un moment donné, l’appellation « Lac Noir » a été supplantée par sa version anglaise.Une petite bourgade, littéralement assise sur les mines d’amiante qui constituaient le gagne-pain de la majorité de ses habitants. Un salaire régulier, à l’abri des aléas économiques, sauf pendant la crise des années vingt-neuf où tout le monde avait écopé. Les montagnes de poussière d’amiante campaient le décor d’ambiance des lieux. Tout, absolument tout, semblait gris. Ou crayeux. Et perpétuellement poudreux. Le seul véritable hic de la situation des habitants du Lac Noir était que les terrains sur lesquels étaient sises les habitations appartenaient à la compagnie exploitante. Celle-ci les déplaçait au gré de sa planification de forages, en les soulevant littéralement du sol à l’aide d’appareils de levage mécanique et en les déménageant ailleurs dans un autre coin du village. On ne parle pas de plan d’urbanisme, loin s’en fut! Des rues étaient coupées en deux, une partie relocalisée ailleurs, l’autre restant en plan. Il ne fallait pas chercher d’arbres, ils n’avaient pas survécu au raid. La seule artère stable du village était située dans la partie haute, avec son artère principale, la rue Notre-Dame, au milieu de laquelle trônait la maison de mes grands-parents. L’autre artère importante, la côte Saint-Désiré, qui reliait la rue principale au bas de village, où se trouvaient l’église et le cimetière, faisait le coin de leur maison.

En plein cœur de la vie de leur communauté! Je n’aurais pu imaginer mes grands-parents ailleurs. Tout le monde, piétons ou automobilistes ou cochers, passait obligatoirement devant chez eux! Qu’on imagine : le salon du barbier, que tous appelaient affectueusement Bébé Morin, était situé à quelques dizaines de mètres, sur la gauche en sortant de la maison d’Alfred et de Julia. C’est là qu’on m’a coupé les cheveux, que j’avais raides et hirsutes, pour la première fois. Un peu plus loin, toujours vers la gauche, le cinéma, avec sur le côté une tête de taxi où l’unique chauffeur qui desservait à la fois le Lac Noir et Thetford-Mines, passait ses journées assis dans sa voiture à fumer. Les nombreux rebondissements de la relation pour le moins passionnée et forte en émotions du propriétaire du cinéma et de sa femme feraient beaucoup jaser à un moment donné. Puis le magasin de bonbons, propriété des Beaudouin, avec sa glacière dans laquelle on gardait les popsicles, et autres gâteries chères aux enfants. Encore plus loin, un restaurant, le seul des alentours, où j’ai goûté à mon premier sandwich hot chicken, grâce à Tonio et Michèle. Plus loin, toujours sur la gauche? Eh bien c’était trop loin pour une petite fille comme moi! Cela devenait menaçant même si j’étais accompagnée de ma grand-mère ou de tante Michèle. Du côté droit de la rue, en sortant sur la droite de la maison de mon grand-père : d’abord, la mercerie pour hommes de Tonio, qui faisait à la fois le coin de la maison et le coin de la rue. Puis l’épicerie Boisvert, où ma grand-mère allait commander son sucre, sa farine et d’autres marchandises sèches. Puis l’hôtel des Lessard où les hommes, surtout les jeunes comme mes deux oncles, allaient boire.

Le magasin général des O’Brien. Juste en face de la maison de mes grands-parents, se trouvait le magasin de « variétés » de la famille O’Brien. Un magasin général. On y trouvait à peu près de tout, des vêtements, du tissu pour faire des vêtements, de la laine à tricoter, de la vaisselle, des ampoules électriques, du fil de fer, et quoi encore. J’ai longtemps conservé le service à thé douze couverts de ma grand-mère, made in Japan, et non en Chine, acheté chez les O’Brien. Il me revint à son décès parce que j’étais sa filleule. Il est délicat, translucide. Fragile. Je ne l’utilisais jamais. Plus personne n’a le temps de s’arrêter autour de quatre heures de l’après-midi pour prendre le thé. Mais je ne voulais pas qu’il finisse dans une vente de garage. Je l’ai finalement offert à une petite cousine, dont j’espère qu’elle ne s’en départira pas et le passera à ses enfants. Je collectionne les boîtes de souvenirs ainsi hérités de mon enfance, et d’un monde disparu. Le tout rangé bien proprement dans le sous-sol de ma maison ou dans un placard.

Le propriétaire du magasin général, John O’Brien, forgeron de son métier, était originaire du village de Maple Grove. Il y exerçait les fonctions de forgeron, de maître de poste puis de marchand général. Comme les affaires n’allaient pas très bien, il décida en 1909 de s’installer au Lac Noir où il ouvrit avec son épouse Mary-Ann Angers ce qui était à l’origine un magasin de lingerie pour femmes. Ils auront douze enfants. Monsieur O’Brien décède en 1940 mais ses deux filles célibataires, Lena et Emma, poursuivent le commerce. Les O’Brien étaient de grands amis de ma famille et comme leur maison était située juste en face de chez mes grands-parents, le voisinage s’en trouvait facilité. On n’ignorait rien de ce qui se passait chez les uns et chez les autres. Un autre clan, soudé très serré. L’intérieur a servi de décor au film Mon Oncle Antoine de Claude Jutras. Les boiseries très sombres, même dans la cuisine, sentaient l’encaustique. Tout y reluisait. Chaque chose y était rangée avec ordre. Je me sentais toujours impressionnée et légèrement inconfortable quand j’allais les visiter en compagnie de ma mère ou de ma grand-mère, mais les femmes de la maison savaient me mettre à l’aise, finalement. Emma, une des filles, dut faire un long séjour en sanatorium pour soigner un début de tuberculose. Elle écrivait à ma mère des lettres à l’encre turquoise et à la calligraphie soignée. Elle mourut en 1995, toujours active dans son magasin général, où son neveu la secondait. Je me souviens, lors du décès de ma mère et de la mise en terre de ses cendres au cimetière du village, m’être arrêtée en compagnie de ma famille immédiate pour saluer Emma. Elle en fut touchée, se remémorant les belles années de leur jeunesse.

La gare de Black-Lake. Il faut absolument mentionner, à l’extrémité du village, après l’hôtel des Lessard, la gare des trains. Tonio venait nous y chercher en auto, ma mère et moi, quand nous arrivions de Québec, une fois que nous y eûmes déménagé pour nous installer avec mon père. J’entends encore le bruit caractéristique que faisait le train en approchant de la gare, avec le nuage de vapeur qui se dégageait des machines et qui montait dans les airs en formant de gros nuages blancs. J’ai retrouvé dans un livre reproduit sur le web et intitulé Canadian Pacific to the East, dont l’auteur est un certain Omer Lavallée (publié par Charles Cooper, Ottawa, Bytown Railway Society, 1957, nombre de pages indéterminé) une série de photos de trains desservant l’est du pays, dont le Québec. L’une d’entre elles montre un train qui roule joyeusement et avec détermination entre Scott Jonction et le Lac Mégantic, exactement comme celui qui nous menait de Québec à Black-Lake.

Rien n’a survécu… Un incendie dévastateur, qui s’était déclaré dans la nuit du 25 septembre 1977, a complètement détruit sept maisons de la rue Notre-Dame, dont celle de mon grand-père, celle de l’épicerie Boisvert, celle des O’Brien. Les flammes ont tout rasé. Il ne reste plus rien de ce pâté de maisons où, enfant, je déambulais en compagnie de mes grands-parents, de ma mère, de tante Michèle et de tant d’autres membres et amis de cette famille Côté.

4 - L’amiante
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