Un véritable tsunami. L’introduction de la télévision aura changé nos façons de vivre et la vocation de nos soirées et ce de façon assez brutale. On ne répétera jamais assez combien l’effet sur nos façons de vivre et de penser fut déterminant et décisif. Le Québec s’est mis à vibrer à l’unisson devant le petit écran. Bien sûr on en était encore aux balbutiements de la télé. Rien de sophistiqué. L’électronique n’existait pas. Le câble encore moins!
Un jeu d’enfant. On achetait un téléviseur, un gros meuble lourd et assez inesthétique. Le plus difficile était de le transporter chez soi. Il suffisait ensuite de brancher l’appareil dans une prise de courant standard, de l’allumer, de repérer le seul canal diffuseur disponible en actionnant le cadran syntonisateur, pour voir surgir des images en noir et blanc, dont la qualité laissait certes grandement à désirer. Il n’empêche : ces images étaient animées, elles comportaient des personnages, qui bougeaient, qui interagissaient, qui s’adressaient la parole. Ils entraient chez nous comme le père Noël le faisait en s’introduisant par la cheminée! Les éclairages des studios étaient approximatifs, comme si une seule ampoule électrique pendant du plafond avait déversé le minimum de lumière nécessaire. On ne connaissait pas mieux, l’ébahissement était donc total. Le cinéma à domicile!
Une légende urbaine courait selon laquelle certaines personnes âgées avaient peur de voir les personnages apparaissant sur leur écran sortir de l’appareil et se retrouver carrément dans leur salon! Il nous arrivait même d’allumer le téléviseur en dehors des heures de diffusion simplement pour apercevoir le profil de l’Amérindien au nez busqué, qui apparaissait sur l’écran de veille!
Une victime collatérale : la ferveur religieuse. L’irruption de la télévision dans les salons était venue ébranler, à tout le moins déranger, les piliers de notre culture religieuse.
Traditionnellement, tant au Canada français urbain que rural, la religion avait occupé une place prédominante dans la vie des gens, et pas seulement des écoliers. Ainsi dans plusieurs foyers, sinon dans la plupart, on allumait la radio le soir, à sept heures, pour écouter l’évêque du coin, ou son équivalent, réciter les trois chapelets quotidiens. Soulignons que tel n’était pas le cas dans notre foyer. Une autre tradition fortement ancrée concernait les « dames de Sainte-Anne » et les « demoiselles d’Isabelle », deux regroupements religieux qui donnaient dans la dévotion et la piété et auxquels dans chaque village et paroisse de la province on conviait les femmes à se joindre. Les rencontres se déroulaient le soir, tôt après le souper, au presbytère ou dans la salle paroissiale ou dans celle des zouaves pontificaux. C’étaient à peu près les seules sorties que s’accordaient les mères de famille et les veuves. La religion était le fondement de la société d’alors.
Ma mère n’a cependant jamais fait partie des dames de Sainte-Anne pas plus que des filles d’Isabelle! Je ne pense pas que ma grand-mère Julia les ait fréquentés de façon suivie : cela ne lui ressemblait pas. Il y avait donc des exceptions à la règle!
Un miroir de nous-même. Dorénavant, presque chaque soir de la semaine, un téléroman made in Quebec prenait l’affiche à la télévision. Très tôt, nous avons eu droit à des émissions sur mesure, conçues et produites ici. Des histoires dans lesquelles nous nous retrouvions, écrites par de grands écrivains du terroir que la plupart des gens ne connaissaient pas à moins d’avoir lu leurs œuvres. Des récits puissants interprétés par des acteurs d’ici. Les Québécois regardaient la télévision passionnément. Mais la télévision les regardait en retour : en leur renvoyant un portrait d’eux-mêmes. Un miroir de leur âme. L’engouement était total.
De Ed Sullivan aux Belles histoires des pays d’en haut. L’effet de ralliement fut immédiat. On sortait des cuisines, dès le souper du soir terminé et la vaisselle lavée et rangée! Les familles s’agglutinaient autour du téléviseur et dévoraient littéralement les images, les histoires qui défilaient sous leurs yeux. On délaissait la sacristie pour le petit écran! Le téléviseur, cette grosse boîte carrée et massive, trônait dorénavant dans les salons, pièces autrefois réservées pour les visites du curé ou les soirées du jour de l’An, ou dans les fumoirs.
Plusieurs émission provenaient des États-Unis et étaient retransmises dans leur langue d’origine, dont The Ed Sullivan Show, diffusé le dimanche en début de soirée. Le lundi soir, c’étaient Les Belles Histoires des Pays d’En Haut, de Claude-Henri Grignon, une série qui se déroulait à l’époque de la colonisation sous l’égide du curé Labelle. Je détestais la musique thème de la série, qui me semblait une lente agonie. Le personnage de Séraphin Poudrier, l’avare laid et marié à une belle et tragique jeune femme, me faisait peur. Il était rapidement devenu une célébrité au Québec.
De la censure tout de même. Le mercredi soir, c’étaient Les Plouffe, de Roger Lemelin, un roman urbain qui racontait l’existence au quotidien d’une famille ouvrière du quartier Saint-Sauveur, à Québec. Mon père, qui avait lu le roman, disait qu’il manquait des éléments à la série télévisée et qu’on avait censuré certains passages du livre. Quand j’ai lu le livre, des années plus tard, j’ai compris de quoi il s’agissait. C’est que le père de famille fréquentait les prostituées, au grand dam
de sa femme!