Que certains jours me semblaient longs! J’étais souvent malade. J’attrapais tout ce qui passait à proximité de ma petite personne. Comme à cet âge le système immunitaire n’est pas très fort, un rhume n’en attendait pas un autre. La médecine que mon père appliquait en ces conditions était toujours la même : le lit et du repos! Je négociais fort pour que l’on me permette à tout le moins de m’installer dans le lit de mes parents. Mais les journées étaient longues. Mon seul plaisir : le bouillon que ma mère, ou mes sœurs, me montaient sur un plateau. On le servait dans une tasse spéciale avec bec verseur, en usage dans les hôpitaux et que ma mère avait conservée, souvenirs de son séjour à l’hôpital de Sherbrooke.
Maillots de corps en laine et scapulaires. J’étais indisposée à une telle fréquence que me mère se tourna finalement vers d’autres méthodes que les médicaments et suppléments vitaminiques dont mon père disposait en abondance. Premièrement elle décida que je porterais en permanence des maillots de corps de laine afin de me protéger des courants d’air et des refroidissements. Même l’été j’en portais, version manches courtes! Je détestais ces sous-vêtements, ils jaunissaient, m’irritaient la peau et me donnaient l’impression d’être prisonnière d’une gaine de contention. Puis elle eut recours à la dévotion et cousit dans les doublures de mes vêtements des médailles de saints précis censés préserver de la maladie! J’entendais les minuscules objets de métal cliqueter si je faisais un mouvement brusque. Avec la laine et les médailles, j’étais prémunie à souhait!
Ultime recours : Sainte-Anne-de-Beaupré. Mais sa détermination n’allait pas s’arrêter là. Elle m’emmena, en compagnie de ma grand-mère Julia, en pèlerinage à la Basilique de Sainte-Anne de Beaupré. J’ai gardé un vif souvenir de la procession à la nuit tombée, chaque fidèle tenant dans sa main un cône de papier sulfuré dans lequel brûlait une chandelle. À l’intérieur de la cathédrale, un véritable musée de béquilles et autres accessoires pour personnes handicapées témoignait de l’existence des miracles.
La hantise du sanatorium. J’étais sûre d’être très malade et craignais par-dessus tout de me retrouver en sanatorium, comme l’amie d’enfance de maman, mademoiselle O’Brien. Personne ne semblait faire de lien entre ma « maladie » et le fait que presque tous les membres de ma famille immédiate fumaient et que mon père ramenait inévitablement à la maison sa manne quotidienne de microbes et de virus.
LES COURSES AVEC PAPA. Je sortais peu à mon goût avec mon père. Il travaillait sans relâche. Mais quand cela arrivait, c’était toujours une fête. Il était patient et affectueux avec moi, prenant autant plaisir que moi à ces escapades. C’est lui qui s’acquittait des courses pour l’épicerie, la boucherie, le nettoyeur. Ma mère lui remettait une liste, et il faisait le tour des commerces entre deux visites de patients. Je n’ai jamais vu ma mère s’acquitter de cette tâche. Papa « montait » au village uniquement pour aller chercher son courrier au bureau de poste où travaillait sa sœur, tante Élizabeth. Et toujours en automobile, jamais à pied. Pourtant cet itinéraire, je l’apprendrai plus tard, il l’avait beaucoup arpenté pendant son enfance et son adolescence. Il changeait d’auto à tous les quatre ans. Il fit à un moment donné l’acquisition d’une Studebaker, de couleur vert pâle, qui lui causa bien des ennuis. Il l’appelait : Mon maudit citron! J’ai retrouvé une photo sur laquelle je pose, assise dans l’auto de mon père,
sur le siège du conducteur.
Épicerie A&P : plus de choix qu’à Black Lake. J’avais donc, assez fréquemment, le privilège de l’accompagner à Limoilou où se trouvait une épicerie grande surface, A&P, située à quelques pas de la demeure d’une grande amie d’enfance, Martine, dont je ferai la connaissance chez les Ursulines. Les lettres A&P renvoyaient à Atlantique et Pacifique, les deux océans qui bornent l’Amérique du Nord, reflétant ainsi la vocation intercontinentale de cette chaîne d’alimentation. Il émanait des glacières dans lesquelles on stockait la nourriture une odeur très forte qui pour peu m’aurait donné la nausée.
Nous achetions de la « crème glacée » industrielle, présentée dans un large contenant de carton sulfuré… rose! Ma couleur! Et de petits pains que papa me servait le matin après les avoir passés au four. Pas de gruau pour moi… il était vite devenu évident que je souffrais d’une intolérance légère, mais incommodante, à l’avoine. J’étais très impressionnée par cette épicerie, plus moderne et mieux pourvue que l’épicerie Boisvert, de Black-Lake.
En bout de ligne, vivre en ville représentait tout de même quelques avantages!