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27 – La liberté de Marcelle

2709Excursion en ville avec maman. Marcelle avait soif de liberté. Nous avions déménagé à Québec, elle me le confirmera, parce que cela correspondait à son vœu le plus cher. Alors de plus en plus souvent, quand toute la maisonnée était absente, qui au travail, qui à l’école, nous partions en ville courir les magasins. Comme il était hors de question de me confier à mes tantes ou à une gardienne, et que je ne fréquentais pas encore l’école, elle m’emmenait avec elle. Nous prenions de plus en plus fréquemment l’autobus en direction de Québec. Quand il s’agissait d’acheter des vêtements, elle choisissait la Basse-Ville et ses trois grands magasins à rayons, situés en enfilade l’un à la suite de l’autre dans la rue Saint-Joseph, Le Syndicat de Québec, Paquet, et son préféré – Pollack.

Des préjugés tenaces. Elle rappelait souvent que ce commerce appartenait à des Juifs. Le département de la fourrure de l’un de ces grands magasins était également sous la responsabilité d’un monsieur Shapiro, dont personne n’aurait songé à remettre en question la compétence. Il n’empêche. Elle ne pouvait se retenir de mentionner, quand elle parlait de lui, ses origines israélites. Ses préjugés n’avaient d’égal que sa soif de faire sa marque. Elle réservait la Haute-Ville pour les achats plus sophistiqués : Birk’s pour l’argenterie, Holt Renfrew pour les fourrures, les chapeaux, sacs à main et accessoires, Kerhulu pour les gâteaux et pâtisseries. Nous n’achetions pas, ou si peu.

2707Des achats mûrement réfléchis. Elle n’avait rien d’une acheteuse impulsive. Tout était pesé et songé. Nous revenions à plusieurs reprises admirer un objet, une robe ou un chapeau, avant qu’elle ne se décide. Si d’aventure elle finissait par procéder à un achat, elle prenait soin, de retour à la maison, de plier soigneusement le sac et de le ranger pour usage extérieur. Cela paraissait tellement bien, de s’afficher avec un sac de la Haute-Ville, fût-il en papier!

Kerhulu et Citadel Cigare. Je trouvais ces expéditions stimulantes, mais dures pour mes courtes jambes. L’ultime récompense était de déguster une pâtisserie chez Kerhulu. Un moka à la glace cuite blanche, signé d’un « K » brun avec sur le coin extérieur du moka, une perle argentée et décorative, qui était comestible. On prenait place dans la vaste salle à manger et les serveurs, immanquablement des immigrants français, déposaient les assiettes, serviettes et pièces de coutellerie sur la table recouverte d’une nappe immaculée et amidonnée. En ces moments, il me semblait que ma mère était une fée.

2708bMais l’endroit où je préférais qu’elle m’emmène s’appelait le « Citadel Cigar », situé au coin des rues Sainte-Anne et Desjardins, qu’on appelait encore souvent « Garden Street », legs d’une communauté anglophone encore présente au XlXe siècle dans ce quartier. Situé de biais avec l’hôtel Clarendon, où mes parents avaient passé leur nuit de noces, c’était un comptoir de tabac et de journaux. On y servait également des goûters. Ma préférence allait au chocolat chaud qu’on nous servait dans une épaisse tasse d’un vague beige rosé. Elle était tellement lourde que ma mère devait la tenir et la porter à mes lèvres. Juchée sur un des sièges pivotants, les pattes balançant dans le vide, je dégustais chaque goutte du liquide chaud et moelleux, beaucoup plus onctueux que celui que l’on préparait à la maison et qui était composé d’eau chaude mélangée à du cacao, que l’on appelait « cocoa », à l’anglaise.

Cercle des femmes canadiennes et rôties à la cannelle au Château Frontenac. Un peu plus tard, son assurance grandissant, ma mère devint membre du Cercle des femmes canadiennes, un regroupement mondain de femmes de la ville qui se réunissaient à l’occasion pour écouter de vagues conférenciers leur susurrer des propos sans conséquences sur leur rôle d’épouse et de mère. Un prétexte pour sortir de la maison et s’afficher dans ses plus beaux atours. Là encore, jusqu’à ce que je commence l’école, j’étais conscrite. Elle me traînait avec elle.

2705La récompense dont on me gratifiait quand j’accompagnais ma mère au Cercle des femmes canadiennes était de prendre le thé dans une des salles de réception de l’hôtel. J’y dégustais des rôties à la cannelle. Là encore, le fait que cela me soit présenté par un serveur portant gants blancs et livrée noire ajoutait à la magie de l’instant. 

Dior et le nouveau look. On était dans l’après-guerre et Christian Dior avait lancé la mode des robes aux jupes très évasées, à mi-jambe. Ce déluge de tissus à fleurs, vaguement miroitant, constituait une revanche légitime sur les années de guerre, où tout avait été rationné, du moins en Europe. On portait une crinoline sous la jupe afin de conférer au rebondi encore plus de volume, des bas de soie et de nylon, qui filaient au moindre accrochage. Quand cela arrivait, on essayait tant bien que mal de réparer l’échelle à l’aide d’un fil ultrafin. Ma mère insérait le bas autour d’un verre pour effectuer ce genre de réparations, où elle excellait.

Lors de ces rencontres mondaines, je passais d’une jupe à l’autre. Je humais les odeurs de parfum. À cette époque les femmes portaient encore un chapeau et des gants pour sortir. L’habitude allait disparaître au début des années soixante, sauf pour aller à la messe. L’hiver, les femmes bien nanties arboraient obligatoirement un manteau de fourrure, qu’il fallait laisser au vestiaire du Château Frontenac où se tenaient les conférences. Elles gardaient leur chapeau sur la tête. Les gants étaient rangés dans le sac à main.

Les gants et leur boîte. Sur ce chapitre ma mère était fort bien pourvue. Elle rangeait ses précieux gants dans une boîte destinée à cet effet, qui était très jolie car recouverte d’un tissu imprimé à fleurs roses et vertes d’inspiration chintz. Elle en avait des noirs, des marines, des beiges et des blancs crème et même une paire rose pâle qui m’attirait particulièrement. Certains montaient jusqu’au coude, d’autres s’arrêtaient au-dessus du poignet. Ouvrir cette boîte précieuse, y toucher ce qu’elle contenait me comblait davantage que de jouer avec mes poupées.

2703Québec, ville magnifique. Pour mes petites jambes ces périples étaient quand même éprouvants. Nous marchions beaucoup. Québec était une fort belle ville. À l’époque, le circuit que nous empruntions partait de la Place d’Armes, devant le Château Frontenac, s’arrêtait Place D’Youville puis nous déposait Place Jacques-Cartier. Chacun de ces lieux publics, pavé de briques était de forme circulaire et une majestueuse fontaine s’y déployait en plein milieu. Place d’Youville et Place Jacques-Cartier étaient suffisamment imposantes pour que les autobus en fassent le tour, et s’y arrêtent pour prendre des passagers. Comme dans un manège. Ce tiercé de trois beautés, les trois « Places », si bien intégrées dans ma ville, n’est plus. Aujourd’hui il ne reste plus que la Place D’Armes. Les deux autres sont passées sous le pic des démolisseurs et ont été remplacées, avec un inégal succès, par des esplanades dédiées davantage au trafic urbain ou au rassemblement des piétons.

2701bD’ailleurs, la beauté de Québec n’avait pas échappé à Dickens qui écrivait ce qui suit dans son livre American Notes (1842) : “The steamboats to Quebec perform the journey in the night; that is to say they leave Montreal at six in the evening and arrive at Quebec at six next morning. We made this excursion during our stay in Montreal (which exceeded a fortnight) and were charmed by its interest and beauty. The impression made upon the visitor by this Gibraltar of America: its giddy heights; its citadel suspended as it were in the air; its picturesque steep streets and frowning gateways; and the 2702asplendid views which burst upon the eye at every turn: is at once unique and lasting. It is a place not to be forgotten or mixed up in the mind with other places or altered for a moment in the crowd of scenes a traveller can recall.”

Que Charlesbourg me semblait loin! Nous rentrions à Charlesbourg en autobus et les correspondances étaient nombreuses. Arrivées Place Jacques-Cartier, nous descendions du bus. Il nous fallait marcher jusqu’à un terminus où nous montions dans un autobus de banlieue vers Charlesbourg. Ce bus enjambait la rivière Saint-Charles qui, à l’époque, n’avait été ni asséchée ni aménagée et qui était bordée de vénérables saules pleureurs. Puis il empruntait la Première Avenue, que certains appelaient encore Gros Pin en une de ses sections, vers notre destination finale.

28 - Sainte-Anne avec maman... A&P avec papa

 

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