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25 – Une maman occupée, une fillette préoccupée

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Maman occupée, voire débordée. Je me souviens des longs moments passés avec maman alors qu’elle vaquait aux tâches ménagères et que je la suivais presque pas à pas, comme font souvent les enfants. C’était la première fois que je me retrouvais seule avec elle, et seulement avec elle, du moins pendant la journée quand mon père, mes sœurs, mon frère, étaient au travail ou à l’école, et qu’elle devait s’occuper de moi. Je ne l’avais jamais réellement connue dans ce type de quotidien, parce que chez mes grands-parents maternels ils étaient plusieurs à s’occuper de moi et que somme toute elle était assez peu présente.

Plongée intensément dans notre nouvelle vie, elle ne chômait pas. Elle cuisinait beaucoup, d’autant qu’à cette époque on n’achetait jamais de mets préparés. Elle préparait des tartes, des gâteaux, des potages, des rôtis, des bouillis. Des conserves, des confitures. Il n’y a que le pain qu’elle ne faisait pas. J’appris vite que la soupe au chou, pour une raison que j’ignore, peut devenir extrêmement brûlante et qu’on peut s’irriter la langue si on l’avale trop vite! Maman s’arrêtait plusieurs fois par jour pour boire un thé. Rituel incontournable qu’elle savourait dans une ou l’autre de ses tasses de porcelaine.  

2504cOpérations manuelles, à des années lumières de l’électronique! On ne disposait d’à peu près aucun appareil électrique, à part les fers à repasser qui venaient de faire leur apparition. Même les « moulins à viande » dont on se servait pour apprêter les restes de bœuf et de volaille étaient manuels. Les actionner requérait une certaine force. Ma mère passait toujours un morceau de pain, une fois l’opération
terminée. Cela tenait lieu de nettoyage de l’appareil, qu’on ne pouvait
tremper trop souvent dans l’eau, car il risquait de rouiller.

Comment distraire une fillette qui trépigne quand vous êtes débordée? Pour me tenir occupée tout en s’affairant à sa popote, elle ouvrait à mon intention un livre rempli d’illustrations, qu’elle posait sur la table de la cuisine. Je ne savais pas encore lire mais elle l’avait parcouru avec moi à quelques reprises et m’en avait expliqué l’histoire.

Il s’agissait d’une légende médiévale, l’histoire de Geneviève de Brabant. Geneviève, épouse de Siegfried de Trèves, refuse les avances de Golo, le sénéchal et principal conseiller de son mari. Golo, pour se venger d’avoir été rejeté, la dénonce à son seigneur, Siegfried, l’accusant d’adultère. Le mari, croyant avoir été trompé, répudie sa femme ainsi que leur fils et la condamne à être tuée, elle et son enfant. Le soldat chargé d’exécuter Geneviève et son enfant ne peut se résigner à accomplir cette triste besogne. Il la mène dans la forêt et l’y abandonne, de même que leur fils.

2506cUne histoire terrifiante… Cette histoire a profondément marqué mon enfance. Et même mes premières années de vie adulte. Elle me terrifiait et me rassurait en même temps. Le message qu’elle contenait en filigrane était qu’il fallait parfois se cacher dans des lieux terrifiants et inhospitaliers pour se soustraire au mal et au danger. Je suis convaincue, pour m’être penchée sur le sujet une fois devenue adulte tant ce conte m’avait impressionnée, que la symbolique de la forêt dans ce récit du moyen-âge n’est pas fortuite. La forêt, c’était l’ailleurs, peut-être même la mort. À cette époque, en Europe catholique ou calviniste mais encore marquée par le paganisme et le culte des divinités, les brigands, les ermites, les proscrits, les fous, les lépreux et les persécutés se réfugiaient dans les forêts pour échapper à la justice ou aux persécutions.

On attribuait aux arbres et aux forêts des pouvoirs divinatoires. Il s’y pratiquait des rituels païens contre lesquels l’Église avait essayé de sévir. Le concile de 452 avait statué, mais en vain, contre l’adoration des arbres et déclaré sacrilèges les rituels qui s’y pratiquaient. Un inventaire mené dans le département de l’Oise en 1854 avait révélé que pas moins de 254 arbres étaient encore objets de vénération.

Les spécialistes pensent que les premiers lieux de culte, avant l’érection de grottes, de tabernacles, d’églises, furent les forêts, dont la forme même annonce les cathédrales gothiques. Le symbole de la forêt creuse profondément dans notre inconscient collectif.

… miroir de notre nouvelle existence? Même si consciemment j’étais incapable de « décoder » la signification de ce symbole, inconsciemment je l’avais assimilé. Il avait laissé une empreinte indélébile en moi.

Geneviève de Brabant survivra seule avec son enfant dans cette forêt pendant sept ans, avec pour seul compagnon une biche. Le livre contient plusieurs illustrations dont une, de Geneviève, les cheveux longs et épars, vêtue uniquement de peau d’animaux, ainsi que son enfant. Je n’ai pas retrouvé cette illustration où Geneviève apparaît presque entièrement dénudée. Il faudra sept longues années avant que son seigneur, et mari, ne découvre enfin la vérité et la secoure. Ce n’était pas une histoire à raconter à un enfant, me semble-t-il. C’est une histoire tragique, où il n’est question que d’abandon, de trahison, de répudiation. Une histoire où la vérité finit par triompher mais, comment dire, trop tard. J’y voyais un parallèle à dresser avec notre nouvelle vie, qui ressemblait étrangement à un exil, malgré la trépidation de notre installation. Je ne me sentais pas en sécurité dans cette grande maison, entourée de ces nouveaux visages. Car tout dans notre nouvelle existence était triste, sérieux.

Le sentiment d’usurper la place d’une autre personne. Cette histoire renforçait mon sentiment que ma mère et moi étions coupables de quelque chose. Que nous usurpions une place qui n’était pas la nôtre. Ce qui était le cas, à bien des égards, car la première épouse de mon père avait laissé un souvenir impérissable dans la famille. Il me semblait que nous devions toujours nous tenir prêtes à partir. Il ne faudrait pas sous-estimer la capacité des enfants à comprendre les enjeux d’une situation, alors que rien n’en a encore transpiré. Les chemins de la sensibilité et des émotions sont différents de ceux de la raison.

2503Tristesse extrême : La petite fille aux allumettes. Quelques mois plus tard, le récit de La petite fille aux allumettes, d’Andersen, qu’on m’offrira comme étrenne à Noël, exercera le même effet profond sur moi. Imaginer que la seule issue pour l’héroïne, qui mendie au froid et pense à sa grand-maman décédée en lui demandant de venir la chercher et la délivrer de la souffrance, c’est la mort, m’avait dérangée au plus haut point. Je n’arrêtais pas d’y penser.

Et je comprends que si ce sentiment était si fort chez moi, c’est vraisemblablement parce qu’il m’avait été transmis par ma mère, qui n’était pas réellement heureuse de la tournure des événements et de sa nouvelle vie. Par osmose, j’intériorisais l’exil qu’elle ressentait, et le faisais mien. Également je décodais malgré mon jeune âge dans les yeux de mes nouvelles sœurs et surtout de mon frère le désespoir profond de ceux qui ont perdu leur maman et ne semblent pas pouvoir s’en remettre. Chacun d’entre eux devenait une petite fille aux allumettes.

Les premiers repères. Rien ne s’annonçait comme facile. Le ciel s’obscurcissait. Le concept de passage du temps commençait à signifier quelque chose pour moi. Les jours, qui se succédaient et formaient finalement une semaine avec chacun leur vocation spécifique, me fournissaient des repères. Un apprivoisement de la durée.

Ma mère continuait de déployer des efforts soutenus pour faire fonctionner sa maison et sa nouvelle famille, mais avec une tension nerveuse qui allait croître au cours des deux années qui suivirent. Elle avait de toute évidence mal évalué ce que sa nouvelle situation comporterait comme difficultés. Comme on disposait de moins de commodités qu’aujourd’hui, sans lave-vaisselle, micro-ondes, sécheuse pour le linge ou congélateur, les tâches ménagères occupaient une large part de son quotidien, comme de toute Canadienne de l’époque. Je suis encore étonnée qu’elle n’ait pas immédiatement embauché de femme de ménage pour l’aider dans l’entretien de la maison. Elle en aurait vraiment eu besoin. Elle le fit, mais quelque temps plus tard. Peut-être était-elle mal à l’aise de demander l’aide de sa belle-famille pour dénicher la perle rare, étant donné qu’elle ne connaissait personne dans le village.

La semaine typique de la ménagère des années cinquante. Les familles vivaient à peu près selon le rythme suivant : le lundi, la lessive, qu’on faisait parfois encore dans des bacs qu’on mettait à chauffer sur le poêle ou dans la laveuse semi-automatique. Il fallait surveiller, brasser, puis tordre, égoutter et étendre. On mettait la lessive à sécher dehors quand il faisait assez beau, ou dans la cave. Cela prenait une bonne journée à sécher parce qu’il n’entrait pas de matières synthétiques dans la composition des tissus, presque exclusivement du coton, ou parfois du nylon. Le mardi, on commençait la corvée du repassage. On repassait tout : les chemises, qu’on amidonnait avec un empois fabriqué en mélangeant de l’eau et de la fécule de maïs; les draps qu’on avait préalablement humectés et mis au réfrigérateur, les nappes, linges de vaisselle, etc.

On ne changeait la literie qu’aux deux semaines, on comprend pourquoi! Le mercredi c’était le ménage, bien qu’on ait épousseté et balayé au quotidien. Il s’agissait de laver et de cirer le plancher de la cuisine et celui de la salle de bain, d’enlever la poussière sur les tapis avec un aspirateur non électrique, à roulettes, dont je ne me souviens plus du nom. D’aérer les pièces, de passer un linge humide sur les plinthes et sur les tablettes des fenêtres.

Les produits de nettoyage commerciaux se résumaient à deux ou trois marques. Pour le reste, on fonctionnait avec du vinaigre, de l’ammoniaque, du bicarbonate de soude, de l’eau de Javel. L’odeur de cire à plancher, celle qui était liquide et qu’on appliquait avec un chiffon, flottait dans l’air pendant des heures. Comme il n’y avait pas de hottes dans les cuisines ni de ventilateurs dans les salles de bain, les senteurs s’entrecroisaient et se fondaient dans une sorte de mélange olfactif assez lourd et qui mettait du temps à disparaître.

2502Le jeudi on commençait à cuisiner pour la fin de semaine, en particulier pour le dimanche qui était un jour de repos complet. La doctrine catholique interdisait que l’on s’y livre à la moindre activité domestique ou mercantile, incluant étendre du linge sur la corde à linge ou même faire du jardinage. Ma mère dressait sa liste et c’est mon père qui allait faire les courses. Là encore, elle n’interagissait pas avec les gens du village.

L’art du reprisage. Les soirées étaient souvent consacrées au reprisage, car on réparait tout à l’époque. On récupérait les vêtements trop usés pour en faire des courtepointes, ce que ma mère n’a jamais voulu faire, ou on les retouchait. Il passait toujours des quêteux à qui on pouvait faire don de vêtements. Elle était très douée pour le reprisage. Elle utilisait une sorte de pommeau de bois que j’ai encore. Elle l’insérait dans le bas ou la manche du chandail à repriser, ce qui créait une protubérance sur laquelle elle prenait appui pour déployer littéralement, au-dessus du trou béant, une toile d’araignée. À force de croiser les fils de trame et les fils de chaîne il se créait un filet qui, progressivement, devenait opaque. Le trou s’en trouvait ainsi rapiécé. Il lui arrivait même d’utiliser des cheveux, l’ancêtre de notre fil invisible d’aujourd’hui!

Vendredi, jeûne oblige… Dimanche, rosbif de mise. Le vendredi, on ne mangeait pas de viande. Ma mère préparait du flétan au four, que nous abhorrions, ou des fèves au lard que nous mangions saupoudrées de sucre. Le mets que nous préférions le vendredi était le macaroni aux tomates, qu’elle préparait vraiment bien, avec beaucoup d’oignons, de la chapelure et de vraies tomates quand elle en avait. Puis elle passait le tout au grill et la couche supérieure du mets en ressortait dorée, presque brûlée. Le dimanche soir, c’était le rosbif à la moutarde et aux oignons, qu’elle réussissait fort bien. Elle n’aimait pas la volaille, donc elle en cuisinait peu. Je me souviens que le lundi, en général, elle préparait un pâté chinois, pâle imitation du hachis parmentier, avec les restes du rosbif. Comme mon père n’aimait pas le maïs, elle identifiait avec une branche de céleri plantée dans le pâté la section où elle avait omis de mettre du maïs, à son intention.

Des desserts inoubliables. Je prenais conscience, puisque je grandissais, des responsabilités importantes qui reposaient sur les épaules d’une maîtresse de maison. Je contemplais ma mère avec les yeux remplis d’admiration. Elle m’apparaissait comme la plus belle des reines, ma fée à moi.

Certains des desserts qu’elle préparait me font encore monter l’eau à la bouche. Œufs à la neige, gâteau meringué, pouding au chocolat à la vapeur, pouding au tapioca, tarte à la rhubarbe qu’elle aimait assez amère, flan chaud à l’orange, et surtout ses éclairs au chocolat et ses mille-feuilles. Elle préparait tout elle-même : la pâte à choux, la pâte feuilletée, la crème pâtissière. Elle assemblait en général un dessert particulièrement recherché le dimanche matin au cas où Michèle et Tonio nous rendraient visite, ce qui était très fréquent. Auquel cas, le lunch du dimanche midi deviendrait le repas principal du dimanche.

Maman préparait également une tarte au sucre d’érable, qu’elle appelait « tarte à la Virginie », et qui lui valut quelques années plus tard un abonnement gratuit d’un an au magazine français ELLE. Le secret de la recette résidait dans l’ajout de blancs d’oeufs montés en neige à la préparation. (voir recette).

2507La visite du dimanche : Tonio et Michèle. À l’époque, on utilisait peu le téléphone. Les invités arrivaient, non annoncés. De toute façon nous n’étions jamais absents et s’il y avait de la nourriture pour sept personnes, il y en avait certainement assez pour trois ou quatre de plus! Mes grands-parents maternels venaient parfois. Mais ce sont surtout Tonio et Michèle qui étaient des habitués.

Les invités appartenaient toujours au clan Côté, jamais au clan Bédard. Alors dans ma petite tête, les Côté faisaient partie de mon « nous ». Les Bédard, eux, étaient les « autres ».

À l’époque, les enfants étaient souvent malades en auto. Cela tenait sans doute à la structure aérodynamique des automobiles. Souvent quand Tonio arrivait, accompagné de Michèle et des enfants, l’un ou plusieurs d’entre eux avaient vomi, en général sur lui. Il n’avait de cesse de mettre un vêtement propre. Car de la vomissure, cela pue, surtout en été! Mon père lui prêtait un pantalon. Mais comme Tonio le dépassait d’une bonne tête, l’effet était plutôt comique : en fait le pantalon lui allait presque à mi jambes! Or il arrivait fréquemment qu’au retour vers le Lac Noir, un des enfants fût encore malade. Tonio nous racontait comment il avait rencontré des clients de sa mercerie au bord de la route, ainsi accoutré, pendant qu’il soutenait un de ses enfants qui vomissait dans le champ à côté de la route! Il s’était senti obligé d’expliquer ce qu’il en était!

26 - Un code vestimentaire simple

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