Un déracinement douloureux… 1951. Quand j’avais environ trois ans, nous avons quitté Black-Lake, la maison d’Alfred et de Julia, et avons déménagé à Québec. Une migration vers une contrée moins accueillante que le nid chaleureux des Côté, vers le clan Bédard, la famille de mon père. La transplantation ne se fit pas aisément. Ce fut dépaysant, dérangeant, douloureux. Marcelle, ma mère, allait devenir maîtresse de maison à temps plein.
… en une terre inhospitalière. Nous nous sommes donc installées, ma mère et moi, à Québec avec mon père dans la maison que celui-ci venait de faire construire sur un lopin de terre que ma grand-mère paternelle lui avait cédé. Je n’ai conservé aucun souvenir, vague ou précis, de ce déménagement. Ce lot était situé à l’extrémité du vaste terrain sur lequel était sise la maison ancestrale où elle-même habitait avec ses deux filles, jamais mariées. Nous étions ainsi les voisins immédiats de ma grand-mère paternelle, Mathilde.
Papa, architecte. Notre nouvelle demeure, une maison carrée et assez imposante, de bois blanc, de style vaguement art déco, érigée au milieu d’un terrain plat, ne comportait aucun arbre, aucun escarpement, aucune vue plongeante sur un quelconque ruisseau. Le style en était indescriptible puisqu’en fait elle n’en avait aucun, si ce n’est qu’elle était sortie de l’imagination de mon père qui en avait conçu les plans lui-même! La maison comptait au rez-de-chaussée un garage communiquant avec la cuisine par une porte intérieure, un large hall d’entrée, un vivoir avec un foyer de pierre, un salon et une salle à dîner. Les pièces du rez-de-chaussée étaient ouvertes les unes sur les autres et n’étaient séparées que par des arches. Il y avait de larges baies vitrées et on avait installé partout de la moquette, couleur champignon, alors que les murs étaient blancs, me semble-t-il. À l’étage quatre chambres de bonne dimension et une salle de bain complète. Quelques années plus tard, on remplaca les moquettes et on choisit un vert assez sombre, légèrement grisé, sur lequel la saleté quand il y en avait était très visible, mais dont l’effet était intéressant.
Assemblage pour le moins hétéroclite. Les meubles étaient élégants, même si l’ensemble manquait d’homogénéité : Dans le salon, un canapé américain, dénommé « fédéral », que mon père avait acheté lorsqu’il avait habité Toronto, où il s’était spécialisé, et des fauteuils rembourrés à capitons etc. Quand j’étais adolescente, nous regardions une série américaine intitulée : Bonanza. On apercevait dans le salon du ranch où se situait l’action un canapé exactement comme le nôtre. Cela m’avait beaucoup impressionnée… jusqu’à ce que des années plus tard je constate qu’on les offrait sur e-Bay pour moins de mille dollars! Dans la salle à manger un ensemble, là encore acheté à Toronto, en chêne massif et d’origine espagnole, dont je n’ai jamais vu l’équivalent ailleurs. Je ne dirai pas que cela avait du style mais cela était, comment dire, différent. Dans le vivoir quelque chose de plus simple, d’influence vaguement shaker.
Dans la chambre de mes parents des meubles neufs d’inspiration art déco, mais en bois plaqué, donc de qualité quelconque, bruns très foncés. Il y avait une commode haute, qui servait à ranger les vêtements de mon père, une autre plus basse mais plus allongée avec un large miroir qui faisait tout la longueur pour ma mère. Enfin une coiffeuse, elle aussi agrémentée d’un miroir. La chambre se prolongeait dans une lingerie qui comportait une sorte d’alcôve qui me servait de chambre.
Les meubles de chambre à coucher datant du premier mariage de mon père avaient été relégués dans une grande chambre avec deux lits jumeaux. Bref, un mélange des genres pour le moins hétéroclite mais qui, selon les canons de l’époque, devait impressionner.
La paraître l’emporte sur l’utilitaire. On sentait une certaine recherche dans le design de la maison, qui tranchait nettement avec la maison de mes grands-parents maternels, les Côté. Très rapidement ma mère se mit à formuler des critiques et à pointer tous les défauts qu’elle trouvait à la maison. Elle était fille d’un entrepreneur en construction, après tout! Quand le plafond du salon se mit à couler et qu’on ne put corriger le problème de façon permanente, ses critiques devinrent encore plus fournies. Elle en avait surtout contre la cuisine qui, bizarrement alors que le reste des autres pièces du rez-de-chaussée était bien fenestré, ne comportait qu’une minuscule fenêtre, au-dessus de l’évier. Il y faisait toujours sombre. Globalement, elle trouvait la cuisine trop petite, pas pratique, ce en quoi elle avait raison. On ne pouvait même pas laisser de table en permanence au milieu de la place. Rangée dans un coin, on devait la tirer hors de sa niche pour prendre nos repas!
Pendant des années il fut question d’agrandir la cuisine en ouvrant sur une pièce qui tenait lieu de bibliothèque et de rangement et qui menait à la salle à dîner. On aurait pu également réaménager le vivoir et récupérer l’espace inutilisé du hall d’entrée, une sorte de grande pièce carrée et vide. Mais rien ne fut fait et aucunes altérations ou améliorations ne furent apportées au cours des années. On n’était pas à l’ère des architectes, encore moins à celle des designers. Un entrepreneur d’expérience aurait tout de même pu corriger la situation. Malheureusement, le paraître l’avait emporté sur l’utilitaire, ce qui ne m’étonne pas. On voyait bien que mon père avait voulu se construire une maison d’un certain standing où il pensait recevoir. Les parties privatives semblaient reléguées en second lieu dans ses préoccupations. C’était un rêveur.
Besoin d’espace physique… Or nous avions besoin d’espace dans cette maison car nous ne serions pas seuls : papa venait de récupérer ses quatre enfants, nés de son premier mariage et qui avaient entre dix et dix-sept ans : Charlotte, Michèle, Andrée et Jean. Il les avait confiés à sa mère (ma grand-mère paternelle) au décès de sa femme, morte de cancer à l’âge de quarante-trois ans. Et les récupérait enfin, après plus de trois ans de mariage avec sa seconde épouse, ma mère. Cela ferait pas mal de monde à table!
… et affectif. En fait, nous étions presque de parfaits inconnus les uns pour les autres. Mon père n’avait pas vécu véritablement avec ses enfants depuis quelques années. Mon père et ma mère n’avaient jamais vraiment cohabité au quotidien. Quant à cette dernière, elle se retrouvait comme parachutée dans cette nouvelle réalité. Cela faisait très étrange. Accidentel, presque. Un agglomérat de sept personnes dont plusieurs n’avaient jamais eu à interagir les unes avec les autres au quotidien. Ces individus devaient partager la même et unique salle de bains de la maison, prendre leurs repas en commun, goûter aux mets que ma mère avait préparés, s’ajuster à un nouveau mode de vie. Et surtout s’apprivoiser, essayer de trouver des points d’intérêt commun, se détendre, rire même. Ce ne fut pas le cas.
Un premier apprivoisement… Quelques photos prises par mon père à Charlesbourg attestent que ma mère et moi avions visité ma nouvelle famille l’été suivant ma naissance. On reconnaît l’extérieur du terrain de ma grand-mère avec la longue allée qui mène à la Première avenue, qui était alors l’artère principale du village. Sur une d’entre elles, ma mère est assise à l’extérieur, dans une chaise de jardin, devant la pommeraie, et elle me tient dans ses bras. On aperçoit à l’arrière plan, sur le coin gauche de la photo, la voiture automobile de mon père et, quelques mètres plus loin, à l’extrémité droite de la photo, une voiture tirée par un cheval. Ce qui illustre vraiment bien la période où je suis née : l’après-guerre, un pied dans une époque et déjà une fenêtre ouverte sur une autre.
La mère et son enfant. Sur cette photo, j’ai environ six mois, je suis potelée, pieds nus, en robe légère sans manches. J’ai un air enjoué et semble de bonne composition. Ma mère est comme toujours fort élégante, dans un tailleur foncé. Peut-être vert bouteille, une couleur à la mode à l’époque. D’ailleurs, quand j’avais quatre ou cinq ans elle m’emmènera assister au passage du cortège qui véhiculait la jeune reine Élizabeth et son mari le prince Philip en visite officielle au Canada. Les voitures automobiles avaient défilé lentement devant le Parlement, pour remonter ensuite la Grande-Allée. La voiture dans laquelle la future reine avait pris place était découverte. On la voyait très bien. Son altesse portait un tailleur très strict, vert bouteille. Une couleur sévère et peu flatteuse pour le teint, un choix qui reflétait aussi l’époque : celle de l’après-guerre. La jeune reine avait salué la foule de sa main gantée. J’avais été très impressionnée.
Photo de la famille reconstituée. Quant à la photo de famille à Charlesbourg, les enfants de mon père, qui sont dorénavant mes sœurs et frère, sont debout et font cercle autour de nous. Ils ont l’air grave. Sur une autre photo prise sans doute à la même occasion, c’est ma sœur aînée Charlotte, âgée d’environ dix-sept ans, qui me tient sur elle. C’est une belle jeune fille, elle porte une robe élégante, à carreaux, ajustée jusqu’à la taille, puis évasée. Son regard semble vague. Et pour cause : elle portait des loupes, qu’elle avait enlevées pour la photo. Pas de photos de moi avec ma grand-mère paternelle pas plus qu’avec mes tantes, les deux sœurs de mon père. En fait je n’ai aucun souvenir de ces premiers contacts avec ma nouvelle famille. J’ai souvenir d’objets, de paysages, mais pas des personnes.
Ce qui semble étonnant, considérant combien ma mémoire vive du nid des Côté, dont on venait de m’extirper, sera demeurée vibrante.
Premier hiver à Charlesbourg : si froid! Je pose l’hypothèse que nous avons déménagé à Québec au cours de l’hiver, à la veille de mes trois ans. En effet j’ai retrouvé des photos dans lesquelles j’apparais avec ma mère dans notre nouvel environnement. Nous sommes toutes deux habillées pour les grands froids. Derrière nous, on aperçoit la maison de notre voisin le plus proche, de l’autre côté de la rue, monsieur Pouliot. Un pilote de bateau à la retraite marié à une dame Baker de la côte de Beaupré. Je suis très souriante. Ma mère, non. La femme enrobée de l’époque de ses fréquentations avec mon père a cédé le pas à une femme mince, à la limite de la maigreur. Elle porte son incontournable manteau de fourrure. Sa pose est formelle. Pas détendue.
Maman organise son intérieur. J’ai lu quelque part que l’on plie les serviettes et les draps, bref le linge de maison, exactement comme le faisait notre mère. La mienne les repliait d’abord sur le long, puis ensuite sur le large. J’étais fascinée par la multitude de tâches qu’il lui fallait accomplir dans une journée. Et, effectivement, je plie les serviettes comme j’ai vu ma mère le faire! Au début de notre installation à Québec, elle consacra beaucoup d’énergies à organiser son nouveau foyer. Avec moi constamment accrochée à ses jupes, du moins je le suppose. Elle voulait bien faire. Elle dut y prendre un certain plaisir car il y avait de la literie, du linge de maison, etc. à acheter. La décoration de la maison à réaliser. Ce sont des tâches qu’en général les femmes apprécient et pour lesquelles elle était certainement douée. On lui reconnaissait un goût certain pour l’agencement des couleurs.
Enfin quelques souvenirs tangibles. Je garde un souvenir très vif de ce qu’il y avait sur les murs comme cadres et miroirs, de la couleur des draps et couvre-lits, du revêtement des meubles. Les tentures dans les pièces du rez-de-chaussée, à l’exception de la cuisine, étaient ivoire. On avait également dû faire installer des stores, de bois, parce que le soleil frappait fort quand il faisait chaud et beau. J’ai mémoire de la couleur de la vaisselle que nous utilisions au quotidien : il y avait huit couverts, deux étaient vert foncé, deux étaient jaune, deux rouge vin et deux, gris. C’était résolument contemporain, très sombre, très épuré mais trop austère à mes yeux. J’ai personnellement toujours été attirée par la vaisselle pâle, même un peu bonbon. La nourriture m’y semble davantage mise en valeur.
La vaisselle et les nappes… sans broderie. Pour le temps des Fêtes, le réveillon par exemple, ma mère sortait l’ensemble de vaisselle qu’elle avait récupéré du premier mariage de mon père. De la vaisselle anglaise, ornée et dans les tons de rose, que j’aimais particulièrement. Pour les déjeuners (on dirait brunchs, aujourd’hui), comme le repas de Pâques par exemple, elle sortait de ses placards un autre ensemble, de couleur crème avec une bordure jaune et dorée. Les nappes, qu’elle avait en quantité industrielle, étaient immanquablement blanches ou ivoire en lin, et requéraient un long repassage à la pattemouille.
Maman n’aimait pas la dentelle, la broderie, les vieux meubles ou les photos d’époque. Elle fuyait les antiquités, les relents du passé et de la mémoire, comme la peste. Un réflexe typiquement Côté.