Le curé Lord voulait faire la leçon à Marcelle… Mal lui en prit! Maman fut l’une des premières femmes du village à porter le pantalon, ce qui déplaisait au clergé. Un jour le curé Lord, car c’est ainsi qu’il s’appelait, l’apostropha dans la rue : « Tu portes un bien beau pantalon, Marcelle! ». « Et vous, une bien belle robe! », rétorqua-t-elle. Elle avait du répondant et du ressort!
À la recherche de cette jeune femme enjouée… Ce côté enjoué de ma mère, je ne l’ai pas connu. Il s’est, comment dire, estompé au fil des années et a fait place à un désenchantement croissant auquel j’étais très sensible comme enfant, parce que j’étais convaincue que c’était moi la cause de son état mental. Quand il m’est arrivé d’échanger avec ses amis d’enfance et de jeunesse, la description qu’ils me faisaient d’elle contrastait nettement avec l’expérience personnelle que j’avais vécue. Je n’arrivais pas à croire que cette jeune femme désinvolte et dont on recherchait la compagnie, était celle qui était devenue ma mère. Je ne suis pas sûre que la maternité l’ait beaucoup intéressée. Elle n’était pas attentive à mes besoins. Son peu de propension à soigner et à dorlotter était connu. Pourtant, elle avait été une infirmière dédiée à son travail … Paradoxal… Mais le clan compensait. Mon bien-être affectif était, d’un point de vue relatif, sauf.
Drôle de façon de faire connaissance. Ma mère me raconta comment elle et mon père avaient rompu la glace et commencé à se fréquenter. Celui-ci avait pris la direction de l’unité sanitaire de Thetford-Mines depuis peu. Ils travaillaient tous les deux au dispensaire, cette journée-là. Et, sans autre préambule, mon père lui demanda soudainement de bien vouloir monter sur le pèse-personne : il voulait savoir combien elle pesait! Elle obtempéra, comme hypnotisée par le caractère insolite de cette demande, dont elle ne pouvait déterminer si elle était de nature professionnelle ou plus personnelle. Àprès tout il était son patron! Elle pesait aux environs de cent-cinquante livres et cherchait à perdre du poids! Cela parut le satisfaire car c’est à partir de là qu’ils commencèrent à se fréquenter. Les photos qu’il a prises d’elle à l’époque de leurs fréquentations sont éloquentes : C’est l’été. Elle porte un maillot de bain de jersey noir, elle est juchée sur un mini rocher au bord d’un lac. Sa peau est très blanche et contraste avec la couleur du maillot mais également avec le châtain très foncé de sa chevelure, qu’elle portera toujours attachée. Plus tard, une fois mariée, elle se mettra aux bains de soleil et gardera toujours un hâle assez foncé. Mon père la surnommera « gypsie ».
Caractère volontaire, vous dites? Que oui! Ma mère était reconnue pour son caractère volontaire, en certaines circonstances. Une anecdote qui a longtemps circulé dans la famille illustrait bien la chose, qu’elle me confirma elle-même : Un soir d’hiver, au cours des années 39-45, donc durant la Deuxième Guerre Mondiale alors qu’elle rentrait d’une randonnée de ski, elle s’était préparé un café et le sirotait, tranquillement, dans la cuisine familiale. Il était tard, quelque chose comme onze heures. La maisonnée était endormie, sauf elle. Elle n’avait pas vérifié que la porte qui donnait sur l’extérieur, sur le côté de la cuisine, était fermée à clef. Soudainement une ombre se dessine dans la pénombre, du côté de la porte extérieure. Quelqu’un est là, qui est entré sans faire de bruit. Un homme de grande taille. C’est un étranger, elle ne l’a jamais vu avant. Il s’avance de quelques pas, ne la menace pas, mais lui demande plutôt en suppliant, avec un fort accent allemand : « Café? » Ma mère, sans broncher et sans paniquer, le regarde dans les yeux et lui répond posément: « non ». Il tourne les talons et sort. C’était vraisemblablement un prisonnier allemand ou un citoyen canadien d’origine allemande qui, en période de guerre, était gardé en détention préventive et travaillait à la mine. Comment qualifier sa réaction? Une dureté, une raideur certaine qui ne se démentiront pas avec les années. En même temps, une bonne dose de sang-froid devant le danger, la présence d’esprit de ne pas montrer qu’elle a peur. Le bon réflexe devant la situation. Le mauvais et le bon côté de toute chose.
Parfois mesquine… Elle pouvait être têtue et opiniâtre. Et pas nécessairement pour le bon motif. Je n’oublierai jamais cet épisode au cours duquel un représentant de laveuse de tapis électrique avait voulu la convaincre d’acheter son produit. Comme nous avions du tapis mur à mur au rez-de-chaussée et que nous étions plusieurs à vivre dans notre maison de Québec, ce n’était pas une mauvaise idée que de se doter d’un appareil électrique, au lieu de devoir shampouiner les tapis manuellement avec une brosse et de l’eau. Or avec elle mieux valait se lever de bonne heure! Il avait expliqué qu’il ne lui manquait qu’une vente pour obtenir je ne sais plus quelle gratification de la part de la compagnie qu’il représentait. Mal lui en prit : elle lui fit shampouiner toutes les moquettes du rez-de-chaussée, histoire de vérifier si l’appareil donnait de bons résultats! Il y consacra la journée! On était un samedi saint! À l’époque, le week-end de Pâques c’était du sérieux, on s’abstenait de travailler en général. C’est mon père qui, rentrant à la maison, et constatant ce qui s’y passait, décida sur le champ qu’on allait acheter! La laveuse de tapis a d’ailleurs servi durant de très nombreuses années et rendu de fiers services.
Parfois généreuse… l’histoire d’Adélia. Quand elle se trouvait devant une injustice, ou du moins ce qui lui en semblait une, elle passait à l’acte. Ainsi, après notre installation à Québec, nous avions ce qu’on appelait à l’époque une femme de ménage. La dame venait une à deux fois par semaine pour aider avec les gros travaux. Un jour elle se confia à ma mère en pleurant, en lui expliquant qu’elle était sans nouvelles de sa jeune sœur, orpheline comme elle et placée chez les religieuses depuis des années. On l’empêchait de voir sa sœur et même, de la faire sortir de là. Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle trimait fort chez les religieuses, qui l’utilisaient pour les grosses tâches ménagères. Ma mère prit les choses en main. En quelques jours, la jeune femme avait quitté l’orphelinat et s’était installée chez sa sœur, au cœur du village de Charlesbourg. C’était une fille solidement charpentée, dans le début de la vingtaine, très forte physiquement. On lui trouva du travail dans le village, à faire des ménages.
La situation prit un tour, disons, dramatique, quand il devint évident qu’il se passait quelque chose entre le mari de la sœur aînée et la jeune fille. Il appert que les trois dormaient dans le même lit! Le mari dormait entre les deux! La jeune femme devint enceinte et donna naissance à des jumeaux, deux garçons, qu’elle dut abandonner à la crèche et qui furent adoptés par des Américains. Le curé de la paroisse lui trouva un mari. Elle n’eut jamais d’autre enfant, prit le relais de sa soeur aînée : elle s’occupera de la lessive et des gros travaux chez mes parents pendant quelques années.
À l’époque, on ne m’avait pas raconté l’histoire, j’étais trop jeune. Mais la tristesse de son regard me frappait. Je la revis des années plus tard, à la succursale bancaire près du village, alors que je faisais une transaction pour ma mère qui ne pouvait plus se déplacer. Elle ne m’avait pas oubliée, moi la fillette gâtée! C’était maintenant une vieille dame encore ronde et solide, mais avec cette démarche caractéristique des gens âgés. La tristesse avait disparu, je retrouvais une dame très âgée, devenue rieuse. Nous nous sommes embrassées. La vie lui était passée dessus sans ménagements mais elle y avait survécu. Les psychologues parlent de « résilience » pour décrire l’attitude de ces êtres qui résistent aux drames et les surmontent.
Combative… Autre anecdote. Une des nièces de ma mère, âgée d’à peine dix-huit ans, étudiante infirmière à Québec s’était fracturée la jambe en faisant du ski sur les Plaines. Elle avait contracté une pneumonie parce que les secours avaient tardé à intervenir et qu’elle était restée un bon moment étendue sur le sol glacé. Hospitalisée, son état se mit à se détériorer. On la transporta dans une chambre que l’on réservait pour les mourants. Ma cousine comprit qu’on la tenait pour morte. Elle était bien placée pour le savoir puisque c’est dans ce même hôpital qu’elle faisait ses études et qu’elle connaissait pour ainsi dire les pratiques de l’institution. Se tournant vers ma mère, qui la veillait, ma cousine lui demande : « Tante Marcelle, est-ce que je vais mourir? » « Non, lui rétorque ma mère, tu ne mourras pas! » Et de faire le nécessaire pour faire sortir sa nièce de cette chambre pré-mortuaire manu militari. Ma cousine lui en a gardé une reconnaissance éternelle et a toujours attribué à ma mère le fait qu’elle ait survécu.
Une nuit avec maman à l’Hôtel Saint-Roch, lupanar de Québec! Une dernière anecdote, plutôt craquante. L’année qui suivit le décès de mon père, ma mère et moi avions passé le réveillon de Noël chez une de mes sœurs, à Montréal. L’autobus dans lequel nous avions pris place pour rentrer à Québec resta bloqué de nombreuses heures sur l’autoroute: une tempête de neige d’une férocité inhabituelle en avait forcé la fermeture. Nous demeurâmes de longues heures, prisonnières dans l’autocar qui avait dû s’immobiliser en attendant que le blizzard diminue et que les chasse-neige dégagent la voie. À notre arrivée à la gare routière, boulevard Charest, après un trajet qui avait pris quelque huit heures, aucun service d’autobus local, donc aucun moyen de rentrer à la maison. Tout est bloqué. Et la neige n’arrête pas de tomber. Il est quelque chose comme quatre heures le matin. Or j’avais été indisposée pendant notre séjour à Montréal. Je n’étais pas au meilleur de ma forme. Ma mère décida qu’il nous fallait un endroit où nous reposer en attendant que la situation revienne à la normale. Le seul hôtel à proximité était l’Hôtel Saint-Roch, une institution bas de gamme connue pour être un bordel. Qu’à cela ne tienne! Ma mère, digne et composée dans son manteau de vison, et moi-même, assez blême, fîmes irruption dans le hall de l’hôtel, à peu près désert je dois dire, à cause de l’heure et surtout de la température exécrable à l’extérieur. Elle négocia avec le concierge de nuit pour nous obtenir ce qu’elle souhaitait : une chambre, mais sans le service! La chambre était minimale, assez lugubre. Nous nous étendîmes toutes habillées sur le lit, double, et nous endormîmes d’un profond sommeil. Au réveil, quelques heures plus tard, la tempête était terminée, il faisait clair et ensoleillé. Les autobus avaient repris du service et nous rentrâmes à la maison.
Un sacré caractère jusqu’à la fin. Ma mère perdait rarement sa contenance. Ce trait de caractère la suivrait toute sa vie. Elle n’aimait pas qu’on lui dicte de ligne de conduite. Même sur son lit de mort, alors que l’aumônier de l’hôpital lui offrait de lui administrer les derniers sacrements, sa réplique fut sans appel : « On vous fera signe lorsqu’on aura besoin de vous !».