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2 – Chez mon grand père maternel

Première empreinte affective. Un de mes souvenirs d’enfance les plus vifs, et probablement celui qui remonte le plus profondément dans la partie reptilienne de ma mémoire, celle de la résilience, touche mon grand-père maternel, Alfred. Nous avons habité dans sa grande maison pendant les trois premières années de ma vie. Ce furent les belles années de mon enfance. Il est très tôt le matin, ma mère dort profondément dans son lit d’adulte, pas très loin de mon lit à barreaux. Mon père n’est pas avec nous. Il ne vient que les fins de semaine, car il travaille à Québec. Je suis réveillée, je gigote. Ma couche est souillée, j’attends que l’on s’occupe de moi. La porte de la chambre s’ouvre délicatement, une silhouette connue s’approche, me prend dans ses bras noueux et chauds. Mon grand-père. L’angoisse s’évanouit. Il a une voix douce. Il parle peu. Je me sais en sécurité avec lui. Il me porte jusqu’à la cuisine, en passant par une enfilade de chambres où dorment deux de mes oncles, encore célibataires.

Une maison accueillante et bancale. La maison de mon grand-père ressemble à un labyrinthe. C’est une large bâtisse de bois blanc, qui compte deux étages, de nombreuses portes et fenêtres. Elle a été construite à la fin des années 1890. On y trouve une véranda extérieure garnie de fer ornemental, la seule coquetterie dont elle soit parée, qui fait bizarrement le tour du premier étage, et non du rez-de-chaussée. Lequel rez-de-chaussée comporte, quant à lui, un large solarium qui occupe toute la façade de la maison, ou presque. On accède à l’étage par un escalier extérieur sur le côté de la maison. L’immeuble donne carrément sur le trottoir du village. À l’intérieur de la maison proprement dite, on dirait que les murs sont en papier, tant l’insonorisation laisse à désirer. Ils ont sans doute été montés à la hâte et pourraient être démontés, si besoin est! Il n’y a qu’une seule salle de bain, mais elle est pourvue d’un bain tombeau. Elle donne directement sur la cuisine. Nous sommes parfois huit personnes à l’utiliser!

La cuisine fait tout l’arrière de la maison, ou presque. Elle est large, aérée, avec une table rectangulaire pourvue de plusieurs chaises, et une dépense, comme on les appelait alors, qui sent les épices et les raisins secs. Il y a un salon et une salle à dîner, joliment décorés mais qu’on utilise peu. Entre la cuisine et les parties plus privées, un living-room, où des fauteuils sont disposés en cercle, permet de s’attrouper à plusieurs. Quelques-uns des fauteuils, dont plusieurs sont berçants, sont recouverts de vinyle, une nouveauté à l’époque. Mais sans grande élégance. On s’y réunit pour fumer, à en juger par le nombre de cendriers sur pied qui trônent entre les sièges. Et pour écouter la radio. Plus particulièrement, des émissions en provenance d’une station de Sherbrooke qui diffuse de la musique qu’aujourd’hui on qualifierait de country. En fait il s’agit de musique irlandaise, avec accordéon et violon, que les gens du coin écoutent religieusement et qui agrémente les soirées de danses carrées que bien des foyers organisent le samedi soir. Mais pas chez mon grand-père. On écoute de la musique, mais on ne danse pas! L’arrangement des pièces dans l’ensemble de la maison est bancal parce qu’un peu partout de l’espace a été rogné, tronqué pour aménager des appartements de fortune (mais avec cuisine et salle de bain) situés à l’étage pour chacun ou presque de ses enfants récemment mariés et que mon grand-père veut aider à partir dans la vie. Il accueillera également le plus jeune frère de sa femme, devenu orphelin très jeune, et que là encore il aidera grandement, avec sa jeune épouse. De plus, au rez-de-chaussée, nous nous retrouvons plutôt à l’étroit parce que mon grand-père a amputé une partie significative du salon et de la salle à manger pour aménager une mercerie pour homme, que Tonio, son gendre, exploite en plus de son travail à la mine d’amiante! Mon grand-père n’a pas hésité à ajouter deux larges baies vitrées, mais sans élégance aucune, qui servent de vitrines au commerce de Tonio.

L’aile protectrice d’Alfred. J’ai l’impression de décrire un ensemble désarticulé! Mais il n’en est rien. Tout cela est fort vivant, le résultat de la juxtaposition de diverses additions, toutes bien intentionnées, mais sans planification logique. On est dans l’accommodement perpétuel et sans cesse ajusté selon le besoin du moment! Et bien sûr Tonio et sa jeune épouse, ma tante Michèle chérie, s’installeront eux aussi chez mon grand-père, une fois mariés. Ils y auront leurs trois premiers enfants avant finalement de déménager dans leur propre maison. On raconte que Louis, leur plus jeune âgé de neuf mois, a braillé toutes les larmes de son corps et pendant plusieurs jours quand la petite famille a finalement déménagé ses pénates dans sa nouvelle demeure : il réclamait grand-papa Alfred.

Je compatis avec lui. Nous avons tous adoré notre grand-père. Il parlait peu, mais son aura nous enveloppait. Une sorte d’immense couverture affective. La maison était son royaume, nous y vivions en symbiose avec ses chiens, qui partageaient sa table avec nous, avec ma grand-mère, avec les membres du clan familial et avec quiconque passait par là et s’était arrêté pour faire la jasette. Les communes que nous avons connues au Québec dans les années soixante-dix, dans la foulée de Woodstock et du flower power californien et anglais, n’étaient pas éloignées comme concept de ce que mon grand-père avait spontanément conçu, l’amour libre en moins!

J’allais oublier de mentionner qu’outre les deux étages déjà cités, se niche un genre d’entresol, côté ouest, parce que la maison est sise au haut d’une côte assez escarpée. Là, mon grand-père a installé son bureau d’assurances, ainsi qu’un magasin de meubles et d’électroménagers, opéré par un autre de ses gendres, oncle Roger, marié à Cécile, une autre de ses filles. Cécile et Roger n’ont cependant jamais habité la maison. D’une part parce qu’ils se sont mis à avoir des enfants à un rythme plutôt soutenu. Pour les accommoder convenablement, il eût fallu leur céder la moitié d’un étage! Et sans doute parce que Roger, d’un tempérament assez taciturne, préfère garder ses distances. Il ne fait pas réellement partie du clan. Ce qui n’a jamais empêché Cécile, par ailleurs, de passer faire son tour quotidiennement!

La chambre que je partage avec ma mère est située au-dessus du bureau d’assurances de mon grand-père. La nuit, l’enseigne au néon annonçant son entreprise et installée à la hauteur de notre fenêtre de chambre, demeure allumée et laisse filtrer à travers le tulle du rideau des stries de couleur rosée qui parviennent jusqu’à mon lit. J’en ai gardé un faible pour la couleur rose.

Un autre fils, Camille, habite un logement à l’étage, en compagnie de Micheline, sa femme, qu’il a épousée en octobre 1943, et de leurs deux fils. Ils ont une bonne, qui partage la minuscule chambre des garçons : on a déployé un drap sur une corde pour lui assurer un peu d’intimité. Oncle Camille a ouvert, mais dans l’agglomération voisine, un magasin d’ameublement, tout en administrant un salon funéraire. On ne chôme pas dans la famille. On dit que mon grand-père ne savait pas lire quand il a rencontré ma grand-mère Julia. C’est une vieille fille, du nom de Philomène Roy, qui lui a appris à lire et à écrire, selon ce que m’en dira oncle Philippe, le plus jeune frère de mon grand-père. Très vite il devint courtier d’assurances, puis entrepreneur en construction. Il devait à tout le moins savoir compter!

Et il savait s’occuper des siens, abaissant des cloisons, en montant d’autres, sans aucun remords d’ordre esthétique, ni état d’âme, en fonction des besoins de son clan.

Une fois arrivés dans la cuisine, je doute que ce soit mon grand-père, Alfred, qui se soit acquitté de changer ma couche. Mais on ne sait jamais! Plus sûrement ma grand-mère, ou la bonne, Lucille, ou tante Michèle. Les bras aimants ne manquaient pas. Ma mère, j’en ai la certitude, le presque souvenir, n’était jamais levée. C’était une lève-tard. Je me souviens de la rôtie trempée dans du café qu’Alfred mettait dans ma bouche, ce qui suscitait invariablement un commentaire de la part de ma grand-mère. Le café, c’est dommageable pour les enfants! Oui, mais c’était tellement bon! L’éclairage électrique consistait en néons installés au plafond, qui projetaient une lumière assez glauque, bleuâtre et verdâtre à la fois. Le long comptoir était recouvert d’une sorte de linoléum bleu poudre incrusté de pastilles blanches. Cela était loin d’être beau, ou esthétique. On disposait d’une cuisinière électrique, ce qui était assez futuriste pour l’époque. Et si l’aube était fraîche, ma grand-mère, Julia, allumait le four et en ouvrait la porte pour que je ne prenne pas froid. Le soir, elle nous préparait de la poudre de cacao qu’elle faisait dissoudre dans de l’eau chaude. Comme le cacao se mélangeait mal, il restait toujours des grumeaux collés sur le rebord de la tasse. Et comme ce n’était pas très sucré, on goûtait l’amertume qui prenait toute la place au plan des saveurs. Les chiens étaient allongés aux pieds de mon grand-père, sous la table.

Bien au chaud dans ce nid d’amour inconditionnel. Le clan Côté se reproduisait beaucoup. Mais je fus la seule à naître cette année-là. Il n’y en eut donc que pour moi car j’étais alors le seul nourrisson disponible. D’autres m’avaient précédée, dont mon cousin Pierre l’année précédente, et mon cousin Michel l’année suivant mon entrée dans ce bas monde.

Je fus accueillie avec joie. Et fus entourée, dorlottée, bercée, consolée par tout un chacun.

De plus, la veille du jour de ma naissance, la grève des 2 000 travailleurs de l’amiante prit fin. Ces derniers avaient quitté leur travail plusieurs jours auparavant afin d’obtenir de meilleures conditions de travail. Et avaient obtenu gain de cause. Leurs gains : 26 sous d’augmentation horaire à leur rémunération, accès à la formule Rand, deux semaines annuelles de vacances payées après cinq ans d’ancienneté, les fêtes de la Saint-Jean-Baptiste et du Travail payées. Et aussi l’amélioration de la classification des hommes de métier.

La Tribune de Sherbrooke affichait le titre suivant sur sa page couverture de l’édition du jour : « Forte hausse aux mineurs de Thetford; fin du « walk-out »

On fêta sans doute doublement chez les Côté.

Je passais d’une paire de bras à une autre paire de bras, j’étais littéralement embrassée. Et portée par leur affection. Tout cela est gravé dans ma mémoire. Ce furent là les fondations de mon univers affectif. Chacun des cousins et cousines est passé par cet itinéraire de présence inconditionnelle et d’amour silencieux. Je n’ai jamais entendu les phrases « Je t’aime », « Tu es mon amour ». Il y avait de l’amour mais il ne serait jamais venu à l’esprit de quiconque de le mentionner. Aimer c’était être là. J’ai été nourrie au sein de plusieurs berceaux affectifs : la présence de ma mère, la chambre rosée, au-dessus du bureau d’assurances de mon grand-père; les bras de celui-ci et ceux de ma grand-mère; la maison bancale avec sa cuisine bleutée chaude et chaleureuse; puis, au fur et à mesure que la conscience de ce qui m’entourait s’étoffait et que mon regard et mes sens s’aiguisaient : mes oncles et mes tantes, mes cousins et cousines, le village et ses habitants. Exactement comme des poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres. Nulle entrave. Une harmonie sans heurts. Juste quelques bobos, comme on les appelait, de mes premières chûtes de bébé qui apprend à marcher et à explorer. Les premiers rhumes, quelques otites. J’étais rarement malade, bébé.

Nourrisson, puis enfant, j’ai été bombardée d’odeurs, de formes, de couleurs, de voix chères et familières, grâce auxquelles j’ai fait mes premiers apprentissages. C’est à tenter mes premiers pas dans le sillage de mon grand-père et de ses bêtes que j’ai appris, morsures à l’appui, que les chiens sont parfois imprévisibles et qu’ils peuvent mordre. Autant la main qui les caresse que la main qui les nourrit. Apprendre à cohabiter avec les chiens de mon grand-père était, d’une certaine manière, formateur. Apprivoiser le danger, le dompter, parce qu’il est incontournable. Mon grand-père possédait entre autres un airedale particulièrement dominant qui avait attaqué une dame qui marchait devant la maison. Plus exactement l’animal avait mis en pièces le manteau de fourrure qu’elle portait, un manteau de mouton de Perse, fourrure très à la mode à l’époque. Les femmes qui en avaient les moyens possédaient deux manteaux de fourrure : un, court, généralement en mouton de Perse, et un autre, long, en castor ou en chat. Plus tard, ce fut le vison. Ma mère était évidemment bien pourvue en manteaux de fourrure. Une de ses dernières acquisitions fut un manteau de vison noir, pleine longueur, qu’il m’arrive encore de porter, les jours de froid intense en janvier. Je n’oserais pas le porter pour aller au cinéma, au concert ou pour aller faire des courses: la chose est devenue largement inacceptable d’un point de vue environnemental. Je me sens alors vaguement coupable de la mort d’animaux qui ne le méritaient pas.

Mon grand-père, donc, en avait été quitte pour acheter un nouveau manteau de fourrure à la dame. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de faire euthanasier son chien. Et moi j’ai gardé un amour pour les chiens qui ne se dément pas. Il y eut Bobbi, le chien de mon adolescence, dont je me suis fort mal occupée. Plus tard il y aura Prudence, schnauzer décédée à seize ans, et Georges, caniche miniature noir enjoué mais très dominant. L’amour des chats, qui m’est venu sur le tard, reflète, me semble-t-il, l’autre branche, paternelle, de mon ascendance.

La maison était toujours grouillante de monde, occupée comme on disait alors. Nul besoin d’embaucher une gardienne pour prendre soin de moi si ma mère et ma grand-mère devaient sortir. Il y avait toujours quelqu’un à la maison. Les portes n’étaient jamais fermées à clef. Il y avait toujours une tarte tiède qui attendait, ou un gâteau frais de la journée. On buvait du thé, beaucoup de thé! Une théière était posée en permanence sur le rond du poêle. De la vraie dynamite! Héritage de l’ascendance irlandaise qui courait dans nos veines. Je l’ai conservée. L’été elle sert de pot à fleur, dans mon jardin. Je ne me souviens pas qu’on ait bu du vin ou consommé de l’alcool. Mais peut-être les bouteilles de whisky ou de caribou se débouchaient-elles une fois les petits mis au lit!

Alfred aimait les gadgets et les nouveautés. Or dans sa cuisine on ne trouvait, à part la cuisinière électrique et le réfrigérateur, aucun appareil ménager électrique. Ces objets n’avaient pas encore fait leur apparition, sinon j’ai la certitude qu’il se serait empressé d’en faire l’acquisition! Pas de bouilloire, de malaxeur, d’ouvre-boîte, de grille-pain, de cafetière ni d’aspirateur électriques. Dans toutes les autres sphères d’activité, on en était encore au manuel ou au mécanique : réveille-matin, montres, appareils photo, tondeuses à gazon. Les femmes dormaient avec leurs bigoudis sur la tête parce que ni le séchoir à cheveux, ni la brosse chauffante n’existaient. Personne n’aurait pu imaginer l’effet que la percée de la robotique et de l’électronique aurait sur nos vies des années plus tard. À peu près rien de ce que nous utilisons aujourd’hui n’avait été inventé! Même, à la limite, certaines couleurs n’existaient pas dans la vie quotidienne. Les brun, vert, gris, sable, bleu timide, occupaient tout le spectre des nuances. Les couleurs vives, on les trouvait dehors, dans la nature. Pas sur les murs des maisons. Encore moins dans les accessoires.

3 - Un village plein de vie

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