Mes parents Marcelle et Urbain. J’essaye de décrypter qui étaient mes parents, afin de mieux comprendre certains gestes qu’ils poseront plus tard dans leur vie. Ou qu’ils avaient posé avant que je ne vienne au monde.
Du simple et du complexe. Quand elle fit la connaissance de mon père, ma mère avait déjà presque trente ans, ce qui était vieux à l’époque. Ils se marièrent quand elle avait trente-et-un ans. Je naquis l’année de ses trente-trois ans. Mon père avait dix ans de plus qu’elle. Leurs familles respectives avaient peu de choses en commun. Comme la rencontre du chaud et du froid.
Un intérêt partagé pour les questions de santé publique. Ma mère et mon père s’étaient connus à l’unité sanitaire de Thetford- Mines, dont il était le directeur. Elle, y travaillait comme infirmière visiteuse. Ils s’y côtoyaient au quotidien et se rendaient vraisemblablement ensemble dans divers patelins perdus pour examiner et vacciner des enfants. Je suppose qu’ils se déplaçaient en automobile, conduite par mon père. Car ma mère ne savait pas conduire. Elle s’y était essayée alors qu’elle n’avait pas vingt ans parce que mon grand-père, qui était propriétaire de deux automobiles, aurait souhaité qu’elle s’y mette. Mes oncles se bidonnaient en racontant qu’elle avait accroché le parapet d’un pont qui enjambait une rivière. Ce fut la fin de ses velléités de conduite !
Mon père, un bon parti. Imaginons donc mon père, veuf, encore très présentable, beau parleur, doué pour écrire des lettres enflammées et attiser l’ardeur de ces dames. Il est troublé par sa beauté et par le fait qu’elle était, disons, pourvue d’une poitrine généreuse en même temps que de jambes longues et fines, ce qui est en général assez rare chez les Québécoises francophones de souche. Elle n’avait jamais été fiancée. Il y avait de quoi, en quelque sorte, faire son éducation! Elle en remettait en expliquant comment des prétendants entreprenants l’invitaient au cinéma alors qu’elle était étudiante en sciences infirmières à Sherbrooke et bien évidemment lui faisaient des avances. Qu’attendait-elle? Le bon parti, disait-elle. Un médecin de la compagnie Asbestos, car on vivait à proximité des mines, un anglophone, lui avait témoigné un intérêt certain, puis s’était ravisé et était retourné rejoindre sa fiancée à Toronto. Disait-elle. Elle savait s’armer de patience.
Maman, bien formée, avec le feu sacré en sus. J’ai en ma possession quelques photographies de ma mère en tenue d’infirmière. Sa photo officielle, avec l’uniforme blanc et la coiffe, mais également des photos où elle tient des enfants dans ses bras. Elle rayonne. On a peine à la reconnaître car elle est très enveloppée! Elle aimait vraiment son métier. J’ai entre les mains les diplômes qui lui furent décernés au terme de ses études. D’abord, le certificat de l’Hôpital Saint-Vincent-de-Paul de Sherbrooke, daté du 28 juin 1941, attestant qu’elle a réussi le cours de garde-malade de cette institution. Puis le diplôme de garde-malades qui lui est décerné par la faculté de médecine de l’Université de Montréal, le 28 octobre 1941, et son certificat d’inscription à l’Association des gardes-malades de la province de Québec, ce qui lui donne droit au titre de « garde-malade enregistrée ». Finalement un autre certificat décerné par l’hôpital Pasteur, en date du 14 février 1943, atteste qu’elle a réussi les cours théorique et pratique pour maladies contagieuses.
Un nécessaire rattrapage. Mon père, quant à lui, avait une formation de médecin hygiéniste et c’est tout naturellement, par intérêt et conviction, qu’il commença à œuvrer dans une unité sanitaire. Papa et maman furent partie prenante d’une institution, d’un mouvement, qui permit au Québec de sortir de la grande noirceur en matière de prévention et de santé publique. Car le Québec des années 20 et 30 se situait bien en-deça des normes canadiennes et même internationales au plan de l’éducation de la population en matière d’hygiène et de responsabilisation des administrations municipales.
À la fin du dix-neuvième siècle, le Québec affichait un des taux les plus élevés de mortalité infantile en Occident. Le nombre de femmes qui mouraient en couches était également fort élevé. Les cas de tuberculose, de typhoïde, de dysenterie, rougeole, méningite, étaient anormalement élevés. On était mal équipé pour dépister les maladies contagieuses et chroniques.
Un problème de société. En complément, les municipalités ne s’acquittaient pas toujours correctement de leur mandat en matière de santé et d’hygiène publique.Elles manquaient de ressources et d’expertise. À la fin de la première guerre mondiale l’épidémie de grippe espagnole allait mettre en évidence l’incapacité des bureaux de santé municipaux à faire face aux situations quand une épidémie sévissait. Et même, dans la gestion quotidienne de l’hygiène et de la salubrité, les villes n’étaient pas nécessairement à la hauteur. Ainsi en 1936 la ville de Québec n’était pas encore dotée d’un système de collecte des ordures ménagères! En outre, la qualité de l’eau était douteuse. L’impact sur le taux de mortalité infantile était réel.
Bébé Édith. On partait de loin! Il fallait intervenir de façon plus structurée en matière de santé publique. J’ai retrouvé un dépliant que le ministère de la Santé avait produit à l’intention des jeunes mamans. Sur l’une des pages, le médecin ou l’infirmière de l’unité sanitaire concernée devait inscrire des données sur le bébé qu’on examinait, dont on mesurait la longueur et le poids, et que finalement on vaccinait. Il y est ainsi inscrit qu’Édith Bédard pèse 17.8 livres et mesure 26 pouces! Sur une autre page les consignes suivantes sont données aux mamans :
« MADAME, Voulez-vous donner à votre BÉBÉ toutes les chances possibles de vivre et de se développer normalement?
- Nourrissez-le : c’est encore le mode d’allaitement qui comporte le moins de dangers pour sa santé;
- S’il vous est impossible de le nourrir, donnez-lui un lait propre, bouilli trois minutes et conservé sain dans une glacière;
- Stérilisez, en les faisant bouillir, bouteilles et tétines avant chaque usage;
- Lavez-vous soigneusement les mains avant de prendre soin du bébé et au moment de préparer ses repas;
- Ne tolérez pas la présence de mouches dans votre maison;
- Présentez tôt et régulièrement l’enfant à votre médecin de famille ou à la clinique et observez scrupuleusement les recommandations données par l’un ou l’autre sur l’alimentation et les soins qu’il requiert.
Votre dévoué Officier médical de votre unité sanitaire. » (Archives personnelles)
Le Québec sort progressivement du Moyen-Âge. Le réseau des unités sanitaires a vu le jour en 1926, à l’initiative du Service provincial d’hygiène, lequel avait été créé en 1922. Il faut se rappeler que comme il n’existait pas de régime public de soins de santé, il fallait payer pour consulter un médecin ou pour recevoir des soins de santé. Les familles pauvres s’en abstenaient, à moins de cas grave. Bien des gens ne voyaient jamais de médecin. Quand on se faisait mal, on allait voir le « ramancheur » du coin. L’« arracheur » de dents n’était pas nécessairement médecin ou dentiste ! Les notions d’examen médical annuel, de prise de tension artérielle, de mesure du taux de cholestérol, de dépistage et de traitement du diabète, ne faisaient pas partie des pratiques en matière de prévention. Quant à la contraception, elle n’existait pas! Ce qui n’empêchait pas les avortements et la propagation des maladies vénériennes. On n’était pas dans le curatif, loin s’en faut. Et même pas dans le préventif!
Hygiène et prévention : des principes à inculquer. Et puis, nul ne parlait à peu près jamais d’hygiène. Se laver les mains ne faisait pas partie des habitudes régulières de la plupart des ménages. On se lavait les mains si elles étaient sales, visiblement sales, parce qu’on avait fait du bricolage, qu’on rentrait de la mine, qu’on avait joué dans le sable. Mais l’idée de le faire pour éliminer les germes n’aurait jamais traversé les esprits. On ne désinfectait pas les comptoirs de cuisine. Et pas vraiment les cuvettes des toilettes.
Mettre des gants? L’habitude de porter des gants pour sortir chez les gens aisés, hommes ou femmes, relevait sans doute de ce réflexe de classe, de ne pas s’approcher de trop près des pauvres et de la saleté en général. De toucher aux gens et aux objets le moins possible. D’éviter les contacts, même les courants d’air! Durant l’époque victorienne, les gens à l’aise gardaient leurs enfants autant que possible dans la maison quand ils habitaient en ville. Je réalise maintenant qu’il ne s’agissait peut-être pas uniquement de préoccupation esthétique ou d’élégance…
Avec la création des unités sanitaires se mettait en place une approche systématique de la prévention et du traitement des maladies infectieuses. Avec une desserte de services touchant non seulement les milieux urbains, mais surtout les milieux ruraux et semi-ruraux, particulièrement démunis. L’idée était porteuse. Elle fit des petits. De trois unités en 1926, on passera à 23 en 1930, à 49 en 1941, à 76 en 1953 et à 73 à la fin des années 50. Des cliniques de vaccination systématique étaient organisées grâce à la mise en place de programmes dans les écoles. Bref, le système se rodait et s’implantait.
Des infirmières visiteuses, dont maman. Outre les campagnes de sensibilisation et d’éducation en matière d’hygiène, un nombre significatif d’infirmières visiteuses devraient dorénavant réaliser des visites dans les foyers. De vraies intervenantes de première ligne, qui auraient à se débrouiller avec les moyens du bord. Mais à qui on laissait ,en revanche, les coudées franches pour poser des diagnostics, soigner, désinfecter les plaies, éduquer, prodiguer des conseils, sensibiliser. Et ce service était, pour la population visée, gratuit. Cela ne se refusait pas. Les yeux de ma mère se mettaient à pétiller quand elle se remémorait ses années comme infirmière visiteuse. Elle m’a souvent raconté combien de kilomètres elle marchait chaque jour pour effectuer ses visites à domicile, avec sa trousse en bandoulière. Me décrivait ces logements modestes, pauvres. La misère des gens. Les traces de morsures de rats, qui réussissaient à sauter dans les berceaux de bébés, gravées sur la peau des enfants. La chose ne devait pas être rare, à en juger par des comptes-rendus sur le même genre d’incidents dont j’ai retrouvé les originaux dans des archives en provenance du ministère de la Santé de l’époque. Mais aussi, fort heureusement, des rencontres lumineuses avec des gens authentiques, qui voulaient faire mieux. Mieux se protéger contre les maladies. Mieux s’alimenter. Mieux soigner leurs bébés. Un formidable désir collectif de se prendre en main.
Elle se sentait utile. Elle me racontait comment on entrait dans une maison et, consacrant le temps nécessaire afin d’échanger avec la maman qui y élevait ses enfants, on pouvait d’une part détecter les cas d’abus et de négligence, mais aussi d’inculquer de bonnes habitudes en matière de soins à apporter aux nouveaux-nés et aux jeunes enfants. Et de bonnes pratiques en matière d’hygiène. C’est ce que fera Ford, aux États-Unis, le créateur de la célèbre auto dite « T », avec ses équipes de travailleurs sociaux qui visiteront systématiquement les foyers de ses travailleurs. Une formule éprouvée utilisée également par les compagnies d’assurances dont les infirmières visitaient les foyers de leurs assurés. On le savait déjà : la prévention est rentable.
Dépistage dans les écoles : une anecdote craquante! Dans les écoles également, les infirmières et les médecins effectuaient dorénavant des visites systématiques. Soit pour faire de l’éducation. Ou carrément pour inspecter. On procédait à des examens de routine sur les enfants, que l’on faisait se déshabiller afin de les ausculter. Il faut rappeler que la tuberculose tuait encore. Une bonne façon également de détecter les abus et la négligence. Cela requérait des intervenants qu’ils soient alertes et dédiés. Il me revient une histoire savoureuse, que me racontait mon père. Il avait un jour envoyé un de ses inspecteurs visiter une école, située sur un sol de qualité douteuse. L’inspecteur chargé de la chose était sourd d’oreille. Il revint voir mon père au terme de sa visite, assez déconfit et déclarant forfait quant à ce que lui avait confié mon père. Il n’avait pu, expliqua-t-il à mon père : « rencontrer l’enseignante seule ».
-« Monsieur Baribaud, lui demanda mon père, car tel était son nom, qu’aviez-vous compris du mandat que je vous avais confié? »
– « Docteur Bédard, vous m’aviez demandé de rencontrer l’institutrice seule ». Non, pas exactement, répliqua mon père en éclatant de rire :
-« Je vous avais demandé de vérifier la nature du sol ! ».
L’anecdote illustre, au-delà du comique de la situation qu’elle engendra, combien la préoccupation à l’égard de la santé devenait globale. Holistique, dirait-on aujourd’hui.