Une statue de Wolfe au Morrin College de Quebec. Les visiteurs qui pénètrent dans la bibliothèque de la Literary and Historical Society of Quebec , au Morrin College rue Saint-Stanislas, ne peuvent manquer d’admirer une superbe statue de bois qui orne, à l’étage, la mezzanine qui fait le tour des rayons de la bibliothèque. La statue représente un officier britannique, vêtu de rouge et portant tricorne. De qui s’agit-il? De James Wolfe, vainqueur de la bataille des Plaines d’Abraham contre Montcalm, en 1759. On ne peut imaginer représentation plus éloignée de celle que l’on nous faisait de ce général Wolfe, quand nous étions enfants et qu’on nous racontait l’histoire de la Nouvelle-France! La statue n’a que cinq pieds de haut mais elle attire le regard.
L’histoire de cette statue mérite qu’on s’y arrête. En ce qui me concerne, elle m’intéresse d’autant plus que la famille Dorion y est, bien qu’indirectement, mêlée.
Wolfe, honni des Canadiens mais héro pour les Britanniques. Pour les Canadiens-français d’ici, Wolfe (2 janvier 1727-13 septembre 1759) était méprisé. Il demeurera à jamais l’ennemi honni par qui le destin aura pris un tour funeste. N’est-ce pas lui qui avait réussi à battre Montcalm et les troupes françaises, consacrant ainsi la mainmise des Britanniques sur la colonie de la Nouvelle-France?
Pour les Britanniques il en allait tout autrement. Wolfe était un héros et, qui plus est, pour ceux qui avaient combattu à ses côté, un héros sympathique. Vénéré à ce point que selon ce qu’en rapporte l’historien Jean-Marie Lebel, dans un article qu’il consacre à la statue dans le numéro d’avril 2011 de la revue Prestige (Québec, éditions Megapro, avril 2011, pp. 70 à 72), et d’où j’ai extrait plusieurs des éléments dont je fais ici mention, son cadavre fut mis dans un tonneau de rhum et rapatrié en Angleterre afin d’être inhumé avec d’autres membres de sa famille, dans la crypte de l’église St-Alfege, à Londres. Un mémorial en son honneur fut également élevé dans l’abbaye de Westminster. C’est dire le statut d’icône de Wolfe.
Une statue du héros commandée aux frères Cholette par George Hips. Un Écossais d’origine du nom de George Hips, qui avait combattu sous les ordres de Wolfe lors de la chute de Québec, avait commandé une statue du héros aux frères Cholette, deux ébénistes de Québec. Il avait demandé à ce que l’on représente le plus fidèlement possible les traits du jeune commandant des troupes britanniques qui, outre le fait qu’il était jeune, était également mince et élancé, avec un nez pointu. Les frères Cholette (ou Chaulette), qui préféraient que l’histoire de cette commande spéciale ne s’ébruite pas, on comprendra aisément pourquoi, purent s’appuyer sur les dires d’un autre Écossais du nom de James Thomson, établi à Québec comme Hips, et qui avait lui aussi combattu sous les ordres de Wolfe, ainsi que sur des gravures représentant le héros. Le produit final eut l’heur de plaire à Hips.
La statue installée au coin des rues Saint-Jean et des Pauvres. Hips, qui était devenu boucher et dont la maison faisait le coin de la rue Saint-Jean et de la rue des Pauvres, qui deviendra Palace Street puis Côte du Palais, installa en 1780 la statue devant son commerce et la plaça dans une niche. Le renommé aquarelliste James Patterson Cockburn, qui a croqué de nombreuses scènes de Québec, a immortalisé la rue Saint-Jean, exactement à l’intersection de l’ancienne rue des Pauvres : « Dans une niche au-dessus du sol, se trouve une statue de Wolfe qu’auraient sculpté vers 1779 les frères Hyacinthe et Yves Chaulette » (Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de Patterson Cockburn, québec, Éditions Garneau, 1976, 176 pages, p. 121).
Qui était Cockburn? Officier et aquarelliste de renom, ce Britannique avait été formé à la Royal Academy de Woolwrich et ce dans les deux disciplines (militaire et visuelle). Lors de son deuxième séjour à Québec, de 1826 à 1832, alors qu’il occupe la fonction de commandant du régiment Royal de l’Artillerie, il réalisera plusieurs scènes de Québec, dont une où on aperçoit effectivement la niche et sa fameuse statue. Elles seront regroupées dans une publication intitulée « Quebec and Its Environs », mais dont la reproduction est interdite. Ses œuvres sont très prisées des collectionneurs.
Des marins anglais dérobent la statue. Toujours selon Jean-Marie Lebel, la statue fut dérobée en 1838 par des marins britanniques ivres qui sortaient de l’hôtel Albion, situé à proximité et qui la chargèrent sur leur bateau. L’anecdote est confirmée par E.C. Woodley, dans un chapitre de son livre, Untold Tales of Old Quebec, consacré aux aventures du général Wolfe. Le livre, publié en 1945 et qui est conservé à la Literary and Historical Society of Quebec, contient la seule représentation que j’ai pu, jusqu’à maintenant, trouver du vol de la statue de Wolfe.
On la rapatrie à Québec. Selon certains, la statue dérobée aurait été installée devant un pub londonien! Puis ramenée à Québec, grâce à l’intervention du gouvernement britannique qui se sentait vaguement gêné de l’outrage manifesté à la statue de ce héros. Elle sera repeinte sommairement… et replacée dans sa niche. Il semble qu’elle essuya maints affronts au cours des années, des crachats, des jurons, des œufs pourris! Elle y demeura jusqu’en 1898, année où la compagnie de téléphone Bell qui avait fait l’acquisition de la maison décida de retirer la statue par crainte qu’elle ne tombe et ne blesse quelqu’un. Elle en fit don à la Literary and Historical Society of Quebec.
Hips, vraiment propriétaire de la maison de la rue des Pauvres? Un élément dans l’histoire de la statue m’interpelle. Qui était le propriétaire de la maison devant laquelle se trouvait la statue de Wolfe? Était-ce bien Hips? Selon Charles Jourdain, un maçon à l’emploi du Petit Séminaire dans les années 1800, et dont les propos ont été consignés dans le Fonds Faribault conservé au Petit Séminaire, la statue de Wolfe était bien située au coin de la rue Saint-Jean et de la rue des Pauvres, mais c’était devant la propriété d’un dénommé Cartier. Cette propriété était dans la famille Cartier depuis 1749 :
« Monsieur Charles Jourdain, ancien maçon décédé à Québec, dit qu’il avait appris que ce furent les officiers des 15ième et 52 ième Régiments stationnés à Québec après la Conquête qui formèrent entre eux une souscription pour élever une statue au général Wolfe qui devait être placée dans une ancienne niche de la Maison formant l’encoignure des rues St-Jean et Rue des Pauvres, alors occupée par un M. Cartier ». (Fonds Faribault, Archives du Petit Séminaire de Québec, non paginé).
Un addendum manuscrit, écrit sur un bout de papier qu’on a maladroitement collé dans le pas de la page, concerne l’identité du propriétaire de la maison. Qui est-il, se demande-t-on : « René Cartier père se trouve sur le Rôle des Impositions, Rue des Pauvres, de 1749, à 1757. Et en 1758 c’est Joseph Cartier qui l’a remplacé. Était-ce son fils? » (Id.)
Charles Jourdain, proche des Dorion. Charles Jourdain (1758-1850), maçon, travaillait fréquemment pour le Séminaire de Québec, où on le tenait en haute estime. À son décès, c’est le directeur du Séminaire lui-même qui officiera à ses funérailles.
Je me suis intéressée à lui car il avait été proche de Marie-Anne Dorion, la dame aux latrines, qui était la sœur de Pierre Dorion, mon arrière-arrière-grand-père (voir chapitre 110 Marie-Anne Dorion, un sacré catactère). Quels avaient été leurs liens? Mystère. Mais à la mort de cette dernière, Charles Jourdain fera l’acquisition de la maison de celle-ci, rue Buade. Il déboursera 652 livres pour la maison et ses dépendances, non sans quelques démêlés judiciaires avec la succession, contre laquelle il obtiendra un jugement qui lui sera favorable.
Or, un des frères de Marie-Anne, Joseph Dorion, avait épousé le 28 février 1808 Marianne Cartier. Elle était la fille de Joseph Cartier, négociant, et de Marianne Cuvillier. La maison devant laquelle les soldats britanniques prévoyaient placer la statue appartenait ainsi, si l’on se fie aux dires de Jourdain, à une Dorion par alliance : Marianne Cartier, qui en avait hérité.
Marianne Cartier, propriétaire de plusieurs maisons rue des Pauvres. De plus, Pierre Dorion (voir chapitre 118 Peter Dorion, du sommet jusqu’à la déchéance), neveu par alliance de Marianne Cartier, agira comme mandataire de celle-ci à plusieurs reprises à partir du décès de Joseph Dorion en 1845. Il signera en son nom des baux de location pour les maisons qu’elle possédait dans la Côte de la Montagne et dans la rue des Pauvres.
Marianne Cartier signera des procurations à cet effet devant le notaire Panet et devant le notaire Alexandre-Benjamin Sirois. Ainsi, le 15 juin 1849, Pierre Dorion passera devant le notaire Sirois pour procéder au nom de sa mandante à la signature d’un bail entre un dénommé Richard Stillman, cordonnier et fabricant de bottes, relativement à la location de la partie basse de sa propriété, Côte de la Montagne. Pierre Dorion avait lui aussi acheté une maison, sur Palace Street, anciennement rue des Pauvres, comme en fait foi un acte notarié passé devant le notaire Panet, le 7 février 1738. Je crois cependant qu’il s’agissait d’une autre maison que celle des Cartier, puisqu’on mentionne dans l’acte qu’il acquiert sa maison de Charlotte Bleau, veuve de Louis Harper.
Se peut-il que Georges Hips ait été locataire de la maison qui faisait le coin, et non propriétaire? La question demeure entière. Et Charles Jourdain n’est plus là pour éclairer notre lanterne.