On a décrit (voir chapitre 187 Marie Aioe Dorion une authentique héroïne) le courage et la résilience de Marie Aioe Laguivoise, qui avait accompagné son brutal de mari, Pierre Dorion II, lors de l’expédition Astoria, de 1811 à 1814. Marie est surtout connue pour avoir survécu avec ses deux jeunes enfants, Baptiste et Paul, après le meurtre de son mari tombé sous les coups des Indiens, en janvier 1814. Elle s’était réfugiée dans les Montagnes Bleues, près de la rivière Wallah-Wallah dans l’Ouest américain, et y avait passé une partie de l’hiver avant d’être sauvée par des indiens de la tribu Wallah-Wallah. Sa mémoire est encore honorée aujourd’hui en Oregon, et avec raison!
La vie après Pierre Dorion II. Marie, qui était toute jeune lors du décès de Pierre Dorion II, prendra deux fois mari après la mort de celui-ci. Une première fois avec Joseph Venier (ou Vernier), un trappeur canadien-français qu’elle avait rencontré à Fort Okanagan et dont elle aura au moins une fille, Marguerite, née en 1819. Il ne semble pas toutefois que cette union fut jamais officiellement reconnue.
Il en ira autrement de son mariage avec Jean-Baptiste Toupin, un jeune homme originaire de Maskinongé, au Québec. Leur mariage sera célébré le 19 juillet 1841 sur les bords de la rivière Willamet, en Oregon.
Comment se fait-il que nous ayons trouvé la trace de ce mariage?
D’anciens coureurs de bois canadiens-français établis à Wallamet, en Oregon… Des trappeurs francophones et originaires du Canada français s’étaient installés dans la région de Wallamet, en Oregon, dans les années 1830 après avoir pris leur retraite de la compagnie de la Baie d’Hudson. Ils s’étaient, sans que cela nous étonne, unis à des Indiennes et en avaient des enfants. Ils formaient une minuscule communauté de vingt familles. Une communauté isolée dans la mesure où ils étaient les seuls de confession catholique sur ce vaste territoire. Marie Laguivoise-Dorion-Venier, comme concubine de Jean-Baptiste Toupin, appartenait à ce groupe.
… préoccupés de voir leurs enfants reconnus par l’Église. Souhaitant voir leurs enfants légitimés, ces colons originaires du Bas-Canada français s’étaient adressés une première fois, le 3 juillet 1834, et une deuxième fois, le 23 février 1835, au diocèse de Vancouver, qui relevait de l’archevêché de Québec, demandant qu’on leur envoie un prêtre, en échange d’une promesse de bâtir une église et de se constituer en paroisse, la future paroisse de St-Paul. Ils construisirent effectivement une église, en 1836, qui n’était à l’origine qu’une cabane rudimentaire en rondins de bois. Ce n’est qu’en novembre 1838 que le diocèse de Vancouver put donner suite à leur demande et que les abbés François-Norbert Blanchet et Modeste Demers arrivèrent enfin sur place. L’abbé Blanchet y célébra sa première messe le 6 janvier 1839. On raconte qu’il logeait dans la cabane qui tenait lieu d’église et qu’il dormait derrière l’autel. Une esquisse de ce lieu de culte rudimentaire a été conservée à la Société historique de l’Oregon.
Puis en mai 1846 les paroissiens élevèrent une église de briques, qui fut bénie le premier novembre de la même année. Il s’agit du plus vieil édifice de briques de la région.
Remettre ces colons dans le droit chemin. Les deux missionnaires avaient reçu des instructions précises de Mgr Signay, archevêque de Québec :
– Œuvrer à sortir les Indiens de la barbarie;
– offrir des services à ces catholiques qui avaient adopté la vie dissolue des Indiens et avaient fait fi des obligations auxquelles la religion catholique astreint ses fidèles;
– répandre l’Évangile et, pour ce faire, apprendre les langues indigènes;
– contribuer à normaliser le traffic de la fourrure pour en faire une activité légitime;
– mettre sur pied des écoles et des classes de catéchisme.
Tout a été consigné dans les registres de la paroisse St-Paul, en Oregon. Tâche titanesque! Effectivement, les deux prêtres procédèrent à de multiples mariages, baptêmes et reconnaissances d’enfants, entre 1838 et 1845, qui ont tous été consignés en français dans des registres, conservés à Vancouver. Ces registres sont une mine d’information. Ils ont été publiés par Harriet Duncan Munnick, dans un ouvrage intitulé Catholic Church Records of the Pacific Northwest : St-Paul, Oregon 1839-1898, (Portland, Oregon, Binfort & Mort, 1979, aucune pagination). Rédigés en français à l’origine, comme dit plus haut, les registres ont ensuite été traduits par l’auteure. J’y suis tombée comme dans une potion magique!
Marie régularise sa situation… L’intérêt pour nous est de constater que le nom de Marie Laguivoise-Dorion-Venier-Toupin y apparaît à de multiples occasions. D’une part, elle se fait baptiser le 19 juillet 1841 et déclare avoir alors 50 ans. Son parrain est un dénommé Joseph Delard. Le même jour, elle se marie avec Jean-Baptiste Toupin. Le couple fait reconnaître ses deux enfants, François, âgé de seize ans, et Marie-Anne, âgée de quatorze ans. Marie indique être également la mère de deux autres enfants, nés d’unions précédentes, soient Marguerite Venier, âgée de vingt-deux ans, et Jean-Baptiste Dorion, âgé de vingt-cinq ans. Elle ne mentionne pas Paul qui pourtant, selon les historiens, devait vivre jusqu’en 1889, mais qui avait gagné l’Iowa.
… et sert de marraine lors de nombreux baptêmes. Le nom de Marie apparaît également à de multiples autres reprises dans ces registres, car elle sert de marraine pour le baptême de nombreux enfants, qui ne sont pas nécessairement de sa lignée. Ce qui semble indiquer qu’elle détient une certaine autorité morale au sein du groupe. Ses propres enfants se font baptiser également les uns après les autres, puis font bénir leur mariage, et reconnaître leurs enfants.
Bref, on se met aux normes à tous points de vue! Mais pas toujours selon un ordre logique! Pour la seule journée du 25 juillet 1841, on relève sept baptêmes! Notamment celui d’un petit-fils de Marie, Pierre Dorion âgé de 5 ans, fils naturel de Jean-Baptiste Dorion et d’une indienne de Wallah- Wallah. Et celui de François, âgé de dix-sept ans, fils de Jean-Baptiste Toupin et de Marie. Le 23 août c’est au tour de la fille naturelle de Marie, Marguerite Venier, de s’unir à Jean-Baptiste Godin, originaire du Canada. Le 16 octobre, est consigné le baptême de Geneviève, fille légitime cette fois de Jean-Baptiste Dorion et de Josephte Nez-Perçé! Une chatte n’y retrouverait pas ses petits.
Des francophones originaires du Canada français en processus d’assimilation. Harriet Duncan Munnick explique dans sa préface qu’au plan sociologique ces relevés indiquent une tendance généralisée des francophones à vouloir régulariser leur situation avec leurs femmes indiennes. D’où la prédominance de noms de famille français. Qu’on en juge : Lachapelle, Vandal, Lussier, Gervais, Bourjeau, Ducharme, Quintal, Boisvert. Originaires de Montréal, Trois-Rivières, Sorel et Québec.
L’auteure explique finalement qu’avec les vagues d’immigration que connaîtra la région à partir de 1850, ces francophones seront rapidement absorbés dans le melting pot de l’immigration irlandaise, allemande et anglaise. Peut-on conclure sans exagérer que, grâce à cette Marie Aioe Laguivoise, devenue Dorion, puis Venier, puis Toupin, une éclaircie francophone dans cette mer anglophone qui déferlait fut préservée pendant un moment?
L’émergence du concept de Métis. Plusieurs sites web américains sont consacrés au rôle fondateur de Canadiens-français et à l’émergence des Métis, issus des unions entre ces colons et les Indiens. Il s’agit d’une source d’information de première main. Voir notamment : American Indians of the Pacific Nortwest, Digital Collection; Native Americans, French-Canadians and Intermarriage; The French Canadians par Stephenie Flora.
Des contacts entre ces Dorion et ceux d’ici? Je me suis posée plusieurs questions relativement aux Dorion partis à la conquête de l’Amérique. Avaient-ils conservé pendant un certain temps des liens avec leurs parents, leurs frères, puis leurs cousins, restés à Québec? Avait-on le moyen d’écrire, si jamais on savait écrire? Ou de confier des messages à certains Canadiens susceptibles de revenir vers Montréal ou Québec afin qu’ils soient remis à la famille restée en Nouvelle-France? En même temps que je me pose la question, la césure tellement claire entre le mode de vie que ces expatriés avaient adopté une fois la cohabitation avec les Indiens consacrée, et l’existence ordonnée et relativement contrôlée de la colonie, fournit en soi la réponse.
On imagine mal Pierre Dorion père ou fils, ou leurs enfants, présentant leurs conjointes autochtones à la famille de Québec! L’impression que je ressens est que ces expatriés, une fois partis, ne firent pas le cheminement inverse et que leurs descendants ne revinrent jamais en arrière. Il s’agissait d’une branche qui devenait en quelque sorte le tronc d’un autre arbre.
Les Dorion d’ici, bouchers du Petit Séminaire, au courant du sort de leurs cousins américains? Dans son ouvrage, madame Munnick mentionne clairement que les autorités ecclésiastiques de Québec voulaient être tenues informées sur une base régulière des développements dans la nouvelle paroisse et ce malgré l’éloignement géographique. Dans un souci légitime de rendre compte correctement de leur ministère, il semble logique que les prêtres de St-Paul aient transmis aux autorités de Québec le nombre, sinon les noms, des ouailles rentrées dans le giron de l’église. Or le nom de famille Dorion apparaît à de multiples occasions. À Québec, l’archevêché et le Petit séminaire, dont les Dorion étaient les bouchers reconnus, étaient voisins. Qui plus est, les Dorion habitaient rue Buade, voisine de l’archevêché. On peut poser l’hypothèse que ceux demeurés à Québec ont été informés de ce qu’il en était de leurs cousins américains, d’autant que l’abbé François-Norbert Blanchet, fondateur de la paroisse de St-Paul, avait été éduqué au Petit Séminaire de Québec.
L’abbé François-Norbert Blanchet
François-Norbert Blanchet (30 septembre 1795-18 juin 1887) était un Canadien-français, né à la Rivière Saint-Pierre, au Québec. Tout comme son plus jeune frère, Augustin-Magloire, il avait fréquenté le Petit Séminaire de Québec et y avait été ordonné prêtre en 1819. En 1838, les autorités ecclésiastiques de Québec le nommèrent Vicaire général du territoire de l’Oregon. Il sera instrumental dans la création de la paroisse de St-Paul. En 1843, il sera nommé archevêque de Philadelphie qui incluait, paradoxalement, le diocèse de St-Paul. Il décédera à St-Paul en 1887. Son frère, Augustin-Magloire, deviendra quant à lui archevêque du diocèse de Wallah-Wallah.
Sources : Web : Oregon Blue Book, Notable Oregonians : Father Francis Blanchet / Wikipedia : Francois Norbert Blanchet.
Vraisemblablement aucun retour en arrière. Finalement, il faut accepter le fait que ces Dorion de l’ouest américain progressèrent dans leur mutation, sans retour en arrière et sans états d’âme, de plus en plus métissés et assimilés. Ils deviendront partie intégrante du melting pot intégrateur des États-Unis d’Amérique, adhérant consciemment ou non à cette formule inclusive, ainsi résumée dans les premières lignes de la constitution américaine : « We, the People ».
Ultimement, ce qui m’émeut le plus, c’est de constater qu’à la troisième génération de ces Dorion métissés, et presque totalement assimilés, on donnait encore des prénoms français aux enfants : Thomas, Louis, Paul, Jean-Baptiste, Pierre. Ainsi ce Pierre Dorion, petit-fils de Marie, âgé de 5 ans quand on le baptise, né à des milliers de kilomètre de l’endroit où son ancêtre, portant le même nom, Pierre Dorionne, originaire du Béarn, avait pris racine deux-cents ans auparavant, à Québec, n’est-il pas touchant?