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187 – Marie Aioe Dorion, une authentique héroïne

Les coureurs de bois « canadiens » avaient fort mauvaise réputation, comme on l’a vu précédemment (voir chapitre 186 Pierre Dorion I et II : même réputation sulfureuse). Les historiens américains ont souvent délibérément occulté leur courage et leurs qualités incomparables de guides et d’interprètes, pour souligner plutôt leur propension à l’alcool et à la dépravation. On leur reprochait également de s’unir à des femmes autochtones.

Paradoxalement les femmes autochtones de ces coureurs de bois ont eu droit, elles, à une reconnaissance certaine. Ce fut le cas de Sacawega, épouse de Toussaint Charbonneau (voir chapitre 185 L’expédition Lewis et Clark) et également de Marie Aioe Laguivoise, femme de Pierre Dorion II. Qui était cette dernière?

Marie Aioe Laguivoise, une Sioux. Marie Aioe Laguivoise est née circa 1786 près de la ville de Scott, en Illinois. Sa mère était Sioux. Certains historiens avancent que son père était Blanc, mais sans fournir davantage de précisions. On ignore comment elle fit la connaissance de Pierre Dorion II. Ce que l’on sait par contre, hors de tout doute, c’est qu’elle fit preuve d’une résilience et d’un courage hors du commun quand le destin s’acharna contre elle et ses deux jeunes enfants, Baptiste et Paul. Ses enfants étaient âgés de quatre et de deux ans quand son mari fut assassiné par les Indiens, dans le cadre de l’expédition Astor.

L’épopée de sa survie miraculeuse a été consignée par deux clercs de l’expédition Astor, Alexander Ross et un dénommé Gabriel Franchère, un Français. Publiée d’abord en France, l’histoire sera reprise par l’écrivain et historien Washington Irving, pour être ensuite reprise par de nombreux autres historiens.

18701aL’expédition Astor. Le millionnaire newyorkais Jacob Astor avait financé, avec l’aval du président américain Jefferson, une coûteuse expédition en vue d’ouvrir un poste de traite sur les bords du Pacifique, qu’il entendait nommer Astoria. L’objectif était de briser le monopole de la fourrure détenu par les Britanniques et les Canadiens, qui transigeaient avec les Indiens par l’intermédiaire de la compagnie du Nord-Ouest et de la compagnie de la Baie d’Hudson. Il s’agissait d’un commerce extrêmement lucratif. Astor entendait utiliser Astoria pour stimuler ses échanges avec la Chine, ouvrant ainsi de nouveaux marchés avec les pays de la côte du Pacifique et de l’Asie.

Astor confiera à Wilson Price Hunt la responsabilité de l’expédition. Le périple, qui débute en mars 1811 à Saint-Louis, au Missouri, couvrira 3 500 kilomètres. Le poste de traite sera créé, à l’été 1813, à l’embouchure de la rivière Columbia et du Pacifique. Plusieurs campements où s’effectuait le trappage des castors, très recherchés des Chinois, avaient été implantés le long de la rivière Snake, à l’est d’Astoria. On acheminerait ensuite les fourrures vers Astoria.

Pierre Dorion II guide et interprète de l’expédition Astor. Pierre Dorion II avait été embauché comme guide et interprète de l’expédition. Il devait de l’argent au financier Manuel Liza . En fait, il devait davantage que ce que lui rapporterait l’expédition, mais souhaitait se faire oublier de son débiteur! On savait Pierre Dorion II violent, cruel et alcoolique, mais ses qualités de guide et d’interprète étaient indéniables.

Marie partie prenante de l’expédition. Marie avait décidé de suivre son mari, ce à quoi Dorion s’opposait. Elle réussit pourtant à convaincre Wilson Price Hunt et Donald MacKenzie, son adjoint, que la présence d’une femme accompagnée de deux jeunes enfants, influencerait favorablement les différentes nations autochtones que l’on croiserait le long du périple. Ses conseils, tout au long du périple, s’avéreront précieux et opportuns. Elle suscite la sympathie et la pitié car son mari, qui devient agressif quand il a bu, bat sa femme à coup de bâton. Les responsables de l’expédition veulent intervenir, tant le comportement de Dorion les scandalise. Marie refuse qu’ils s’interposent. Qu’est-ce qui la motive à demeurer auprès de cette brute? Mystère.

Un récit enlevant… L’écrivaine Jane Kirkpatrick narre, dans un livre enlevant et inspirant, A Name of Her Own (Waterbrook Press, Colorado Springs, 2002, 388 pages), le combat de cette jeune femme pour survivre et nourrir ses deux jeunes enfants pendant mais surtout après l’expédition Astor. Le récit est romancé, prévient l’auteure dans la mesure où Marie, qui aime bien se faire appeler madame Dorion, et dont le véritable nom est Wi-Hmunke Wakan, n’a jamais écrit ses mémoires. Ses aventures sont cependant réelles et confirmées au plan historique.

… qui tient de l’épopée. Le récit que livre Jane Kirkpatrick est puissant. On y découvre un univers où la lutte pour survivre constitue un combat quotidien. Elle décrit l’univers des coureurs de bois, la mentalité des « French Canadians », connus pour aimer chanter en travaillant, portés sur les femmes et l’alcool, ce qui les met en situation d’endettement perpétuel à l’égard de leurs employeurs; celle des Métis, dont la situation est perpétuellement ambiguë, surtout quand il s’agit de la légitimité des enfants issus d’unions non consacrées par un prêtre. La vie de nomade pendant les expéditions où on doit braver le froid, l’inconnu, les trajets dans des canots d’écorce ou sur des radeaux, la peur constante d’être emporté par les courants. Le portage à travers les bois. La faim, quand on n’arrive pas à tuer de gibier et qu’on a épuisé ses réserves de pemmicam, ce mélange de bison séché, de gras animal et de baies sauvages. L’appréhension devant les tribus indiennes que l’on croise sans savoir à l’avance dans quelles dispositions d’esprit on les trouvera : amicales ou hostiles? Le deuil que vivra Marie après avoir perdu un enfant nouveau-né, le 30 décembre 1811, car elle n’a pas de lait pour l’allaiter, tellement elle est elle-même affamée et affaiblie.

18703aPierre Dorion II assassiné, Marie seule en forêt. Mais c’est la deuxième partie du récit qui est la plus poignante. Pierre Dorion et son groupe d’hommes sont tués lors d’un affrontement avec des Indiens Bamock (« Bad Snakes »), en janvier 1814, à proximité de la rivière Snake où ils faisaient de la trappe. Pour échapper au massacre, Marie s’enfuit en forêt avec ses deux jeunes enfants. Elle n’a pour tout bagage qu’un peu de nourriture sèche, deux chevaux et un couteau qu’elle garde attaché à la taille. Son seul objectif: “Keep them alive. Feed her children. That was her goal now” c’est-à-dire: “Les maintenir en vie. Nourrir ses enfants. Tel était son but à partir de maintenant” (Jane Kirkpatrick, A Name of Her Own, p. 344).

Elle trouve refuge dans les Blue Mountains, qui s’étendent sur des centaines de kilomètres juste avant la rivière Wallah Wallah, et qui sont connues pour être particulièrement inhospitalières. Elle y restera pendant trois mois, parcourant 250 kilomètres à pied avec ses deux jeunes enfants, sous un blizzard hivernal infernal. Elle atteindra finalement Fort Okanagan, au nord de la rivière Columbia, où elle sera accueillie par la tribu des Wallah-Wallah.

Le récit de l’héroïque Marie confirmé par Washington Irving. Jane Kirkpatrick s’est abreuvée à de nombreuses sources documentaires pour construire son récit, en particulier la fresque dressée par le renommé historien Washington Irving, intitulé Astoria. L’écrivain avait eu un accès privilégié à l’ensemble des documents d’archives réunis par Jacob Astor, ce qui rend son récit particulièrement crédible. Cette fresque historique, qui se voulait la suite de l’expédition Lewis et Clark, et qui portait le sous-titre de « roman vrai de la première conquête de l’Ouest » fut publiée une première fois en octobre 1836. Elle connut immédiatement un immense succès et fut traduite en allemand, en russe et en français.

Washington Irving y mentionne à plusieurs reprises, et de façon élogieuse, le courage de celle qui se fait appeler Marie Dorion. Il décrira avec force détails la fuite de Marie en forêt et ses efforts surhumains afin de survivre : « … la pauvre femme quitta cet endroit au plus vite. Pendant deux jours elle continua à pousser en avant, prête à tomber faute de nourriture, mais plus inquiète pour ses enfants que pour elle-même. À la fin elle atteignit les premiers contreforts des Rocheuses, près des eaux supérieures de la Wallah-Wallah. Là elle choisit une ravine solitaire et sauvage et en fit son refuge pour l’hiver.

Elle avait par bonheur avec elle une robe de bison et trois peaux de daims; elle s’en servit pour construire, auprès d’une source, un grossier wigwam, qu’elle recouvrit de branches de cèdre et d’écorces de pin. N’ayant point d’autre nourriture, elle tua les deux chevaux et en fuma la chair. Les peaux aidèrent à couvrir la hutte, et elle parvint ainsi à passer l’hiver, sans autre compagnie que ses deux enfants » (Washington Irving, Astoria, traduit de l’anglais par P.N. Grolier, Phébus, Paris, 1993, 431 pages, p. 415).

Marie Dorion Venier Toupin, alias Marie Aioe Laguivoise! Plus prosaïquement, la vie de Marie Dorion ne s’arrêtera pas là. Elle prendra deux fois mari, une première fois avec Joseph Venier (ou Vernier), un trappeur canadien-français qu’elle rencontra à Fort Okanagan et dont elle aura au moins une fille, Marguerite, née en 1819. Aucune preuve de son mariage avec Joseph Venier n’a été retrouvée, ce qui donne à penser qu’il s’agissait d’un mariage « selon la coutume indienne », c’est-à-dire sans formalité aucune.

Elle épousera ensuite Jean-Baptiste Toupin, originaire de Maskinongé, au Québec, et qui est mentionné, à plusieurs reprises dans le livre de Jane Kirkpatrick, comme un jeune engagé ébloui par la beauté et le courage de « madame Dorion ». Leur mariage sera célébré devant un prêtre catholique le 19 juillet 1841 sur les bords de la rivière Wallamette, en Oregon. Marie Dorion décédera le 5 septembre 1850, dans la paroisse de Saint-Louis, en Oregon.

Un statut d’icône. Marie Dorion a un statut d’icône en Oregon. Un parc commémoratif, le Marie Dorion Memorial Park, porte son nom, ainsi qu’une piste (« trail ») qui lui est dédiée. Des livres lui ont été consacrés, notamment Madame Dorion, par Jerome Peltier (Fairfield, Washington, Gallon Press, 1980). Un géologue américain, qui connaît bien les territoires inhospitaliers parcourus par Marie, la décrit en ces termes : « One Very Tough Woman » (Dan McShane, Reading the Washington Landscapes, 14 novembre 2011).

18704aPlaque commémorative à la mémoire de Marie Dorion. Le texte qui apparaît sur la plaque peut se traduire ainsi : « En hommage à MADAME MARIE DORION, Mère iowa dévouée, Pionnière de la première heure de l’Oregon, Puisse-t-elle ultimement reposer ici. 6 septembre 1850 ». Plaque apposée par le chapitre Champoeg des Filles de la Révolution américaine, 10 mai 2014 

Son nom figure parmi les cent-cinquante-huit personnes inscrites sur une fresque monumentale, qui orne la Chambre du Sénat et des Représentants, afin d’honorer les pionniers qui ont façonné l’histoire de l’Oregon. Mais surtout une plaque commémorative à son effigie a été dressée à l’extérieur de l’église de Saint-Louis. Marie aura, ultimement, réalisé son rêve : avoir un nom bien à elle, un nom qu’elle avait choisi (« a name of her own »).

Ultime questionnement. On ne peut s’empêcher de se poser la question suivante, au terme du récit poignant de la vie de Marie : ses lointains parents par alliance, les Dorion de Québec, étaient-ils au courant des aventures de ces intrépides coureurs de bois et de leurs conjointes? Il se pourrait bien que oui… À suivre.

188 - Marie Aioe Dorion et ses descendants
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