On a vu (voir chapitre 185 L’expédition Lewis et Clark) que Pierre Dorion, père, né à Québec en 1740, avait été embauché par Lewis et Clark quand ces derniers avaient constaté combien ce coureur des bois connaissait bien les Indiens et les côtoyait de près. Il devint membre à part entière de l’expédition.
Pierre Dorion I interprète et polyglotte. Grâce à lui, le 3 août 1804, soit deux mois après avoir quitté Saint-Charles et après six cents milles derrière eux, Lewis et Clark peuvent enfin s’entretenir avec les premiers Indiens qu’ils rencontrent : des Missouris et des Otos. Recourant, quand il ne connaît pas leur langue, au langage des signes qu’utilisent entre elles les tribus, Dorion facilite les contacts et permet à Lewis et Clark de livrer, bien que sommairement, leur message de paix de la part du président des États-Unis.
Toujours en août, Lewis et Clark rencontrent les Sioux Yanktons et là encore, grâce à leur interprète, ils peuvent communiquer avec eux. Les relations sont à ce point cordiales que les chefs acceptent de se rendre à Washington au printemps afin de rencontrer le président Jefferson. Mais ils posent une condition : que Pierre Dorion soit du voyage! Il accompagnera effectivement les Sioux à Washington en 1805 et sera présent lors de la présentation officielle.
Pierre Dorion I, un homme violent et cruel… Il ne faudrait surtout pas prendre Pierre Dorion pour un gentilhomme poli et bien policé. Les recensions le concernant le dépeignent toutes comme un homme qui a depuis des lustres perdu son vernis. Un être violent dont la réputation de cruauté équivaut, voire dépasse, celle des Sioux selon certains. C’est d’ailleurs pour cela que les Indiens le respectent : il est craint. L’auteur Michel LeBris parle de sa réputation qui rejaillissait même sur ses enfants, dont Pierre fils : « Il s’agit probablement de Pierre Dorion, le second d’une dynastie de trappeurs qui s’était attiré à Louis-Louis une détestable réputation due, pour l’essentiel, aux exactions, aux vols et aux brutalités de Pierre Dorion senior, sombre brute qui avait réussi à s’imposer aux Sioux par sa férocité. » (Michel LeBris, La Piste de l’Ouest, Journal de la première traversée du continent nord-américain 1804-1806, traduit de l’anglais par Jean Lambert, Paris Phébus, 1993, Collection Libretto, pp. 36-37).
… à un cheveu d’être scalpé par son propre fils! Certains aspects de la vie de Pierre Dorion frôlent le sordide. Des écrivains, comme par exemple Washington Irving, dans son livre Astoria publié en 1836, sur l’histoire de la conquête de l’Ouest américain, sont particulièrement accablants et oblitèrent, peut-être sciemment, sa contribution à l’histoire américaine. Il en sera souvent ainsi avec nos Canadiens, qui écoperont des sarcasmes des uns et des autres et seront trop souvent spoliés de la gloire qui aurait dû leur revenir : « Le vieux Dorion était un de ces créoles français, descendant des anciens colons du Canada, qui abondent sur la frontière de l’Ouest et s’amalgament avec les Sauvages. Il avait séjourné parmi différentes tribus, et avait peut-être laissé de sa progéniture dans toutes; mais sa femme habituelle et régulière était une squaw sioux. Il avait eu d’elle une couvée de fils métis pleins d’espérance. Notre Pierre était un de ces enfants. Les affaires domestiques du vieux Dorion étaient conduites suivant le système indien. Père et fils s’enivraient ensemble chaque fois qu’ils le pouvaient, et alors leur cabane devenait le théâtre de grossières clabauderies, de disputes et de batailles, dans lesquelles le vieux Français était souvent fort maltraité par sa race croisée. Dans une de ces affreuses rixes l’un des enfants, ayant renversé le vieil homme par terre, était sur le point de le scalper. « Arrête, mon fils! s’écria le pauvre diable d’une voix suppliante; tu es trop brave, trop généreux pour scalper ton père! » Cet appel toucha le côté français du cœur du Métis, et il permit au vieillard de garder intact son cuir chevelu. » (Washington Irving, Astoria, Le roman vrai de la première conquête de l’Ouest, 1810-1814, traduit de l’américain, Éditions Phébus, Paris, 1993, 431 pages, p. 128).
Mort de Pierre Dorion I. Pierre Dorion meurt de façon violente, le 10 septembre 1810, à Fort Osage, Missouri, lors d’un avec affrontement avec des Indiens. Il décède la même année que son neveu, dénommé lui aussi Pierre Dorion. Ce neveu est mon arrière-arrière-grand-père, mort interné dans les loges de l’Hôpital général de Québec (voir chapitre 114 L’internement de Pierre Dorion). Difficile d’imaginer destins plus éloignés l’un de l’autre que celui de l’oncle et de son neveu, pourtant tous deux nés et baptisés à Québec! Une plaque, commémorant la contribution de Pierre Dorion au succès de l’opération Lewis et Clark et au rapprochement diplomatique entre les Indiens et l’administration américaine, a été érigée à Yankton, au Sud Dakota.
Deux de ses fils eux-mêmes guides et interprètes. Louis et Pierre, deux des fils de Pierre Dorion deviendront eux-mêmes guides et interprètes et seront, tout comme leur père, instrumentaux dans la conclusion de traités avec les nations indiennes.
Louis agira ainsi comme interprète, témoin et signataire lors de la conclusion de plusieurs traités avec les Indiens dans les années 1815 qui revêtiront une importance stratégique pour les autorités américaines. Il épousera une Indienne et concevra au moins deux fils reconnus, dont un dénommé Thomas Dorion qui contractera mariage avec trois épouses autochtones : Rattling Iron, Good Heart et Iron Feather!
L’autre fils, Pierre le second, croisera quant à lui l’expédition Lewis et Clarke alors qu’il faisait du commerce avec les Sioux. Il servira d’interprète à Auguste Chouteau, un marchand très en vue de Saint-Louis et dont l’histoire de sa famille mériterait à elle seule tout un livre. Son nom apparaîtra également comme interprète et témoin lors de la signature de traités entre les Américains et plusieurs tribus Sioux ainsi que de traités avec les Tetons, en juillet 1815. Il n’a alors que vingt-deux ans!
Auguste Chouteau (1749-1829). René-Auguste Chouteau est né à La Nouvelle-Orléans. Il embauchait des trappeurs franco-louisianais et canadiens-français afin qu’ils procèdent au troc des fourrures avec les Indiens Osages. Il fera fortune. Il négociera, à la demande du président américain James Madison, un traité avec les Sioux : le Traité de Portage des Sioux. William Clark, de l’expédition Lewis et Clark, devenu gouverneur du territoire du Missouri, ainsi que Ninian Edwards, gouverneur du territoire de l’Illinois, participeront également à la négociation de ce traité.
Pierre Dorion II, aussi vindicatif et ivrogne que son père. Malheureusement violent et vindicatif comme son père, Pierre Dorion fils se fera rapidement une mauvaise réputation, contractera des dettes car il boit comme un trou, et demeurera toujours imprévisible. Là encore ce côté sombre et brutal de sa personnalité occultera tout le reste. Washington Irving ne sera pas plus tendre avec lui qu’il l’aura été avec son père, dans le compte-rendu qu’il nous livre des préparatifs d’une expédition de première importance que planifiait la compagnie de fourrures du Missouri, afin de retrouver de ses mandataires dont on avait perdu la trace quelque part dans le haut du fleuve Columbia. Il fallait impérativement un excellent guide. Le seul vraiment à la hauteur était le fils Dorion : « La plus grande difficulté était de se procurer l’interprète sioux. Il n’y avait à Saint Louis qu’un seul individu qui fût capable de ce service, mais il fallait beaucoup d’adresse pour le circonvenir. L’homme en question était un métis nommé Pierre Dorion. Nous ne saurions manquer d’évoquer ici quelques traits de sa personne, car son nom reviendra souvent dans notre récit; enfin et surtout, sa figure nous paraît un spécimen frappant de cette race hybride qui s’illustrait alors aux frontières. » (Washington Irving, Historia, Ibid., p.129).
Pierre Dorion II meurt de façon violente comme son père. Pierre Dorion fils mourra lors d’un affrontement avec les Indiens, le 10 janvier 1814 sur les rives de la rivière Bosie, près de Caldwell, en Idaho. Il s’était marié au moins deux fois, avec des femmes autochtones. La déclinaison de la nombreuse progéniture de la « brute » Dorion est facilement accessible sur internet. Il eut de multiples descendants, légitimes et illégitimes. Reconnaissons à tout le moins qu’il fut instrumental dans la conclusion d’ententes historiques entre les autorités américaines et les Indiens.
Sa femme, Marie Aioe Dorion, passe à l’histoire. Ce ne sont pas les exploits de Pierre Dorion II qui passeront à l’histoire mais bien l’épopée vécue par sa dernière épouse, Marie Aioe Laguivoise. Se retrouvant seule en forêt après la mort violente de son mari elle y survivra en compagnie de ses deux enfants : Paul et Jean-Baptiste. Une épopée qui a nourri l’imaginaire américain. Le récit de son combat contre la faim et la mort mérite qu’on s’y arrête. Ce que nous ferons au prochain chapitre.