Quatre Dorion dont on perd la trace… Dans le cadre de mes recherches sur la famille Dorion (voir chapitres 120 à 140), j’ai pu reconstituer assez aisément l’itinéraire de deux des enfants de Jean-Marie Dorion, lui-même fils du premier Dorionne d’Amérique, ainsi que celui de sa femme, Thérèse Normand. Deux des fils de Jean-Marie étaient devenus bouchers. Il s’agissait de Noël et, plus particulièrement, de François, dont je descends. Ils naquirent, vécurent et décédèrent ici, à Québec. Le Canada français étant le paradis des généalogistes, parce que les registres paroissiaux ont tous été préservés, la chose n’avait pas été compliquée à documenter.
Mais pour deux autres fils de Jean-Marie Dorion et de Thérèse Normand, j’avais dû déclarer forfait. On trouvait bien dans le registre des baptêmes de Québec preuve de la naissance de Jean-Marie (un autre!), né le 18 janvier 1736, et de celle de Pierre (un autre, aussi!), né le 17 janvier 1740, qui étaient donc les frères de Noël et de François. Puis, plus rien. Ils n’avaient manifestement pas fait leur vie à Québec. Où étaient-ils passés? Roland Auger, dans un long article sur l’histoire de la famille Dorion au Canada, se contentait de mentionner laconiquement que Jean-Marie s’était établi à Cahokia, en Illinois et qu’on trouvait également trace en 1780 de son frère, Pierre, dans la même région (Roland-J. Auger, « The Dorion Family in Canada », French Canadian and Acadian Genealogical Review, Vol. III, no. 3, automne 1971, pp. 151 à 179,).
En fait, les deux Dorion avaient quitté la colonie, vraisemblablement à peine sortis de l’adolescence. Il en avait été de même pour deux autres Dorion de Québec, Pierre et Joseph. Ce dernier, né à Québec le 26 septembre 1722, était le fils de Pierre (encore un autre), lequel était marié à Geneviève Chapeau. Les prénoms de Pierre, Jean-Marie et de Joseph étant légion chez les Dorion, il ne faut pas s’étonner de ne pas toujours s’y retrouver dans les méandres de cette famille!
… partis à la conquête de l’Ouest américain. Cela faisait donc quatre Dorion, originaires de la ville de Québec, qui quittèrent à peu près en même temps le sol où leur grand-père, huguenot en provenance du Béarn, avait, moins de cent ans auparavant, posé pied. Qu’est-ce qui les animait? Sans doute la soif des grands espaces et de l’aventure.
Les quatre Dorion quittèrent à la sauvette, à l’exception d’un seul d’entre eux. La recension des congés de traite dressée par P.G. Roy, dans son Rapport de l’Archiviste des années 1929-1930 (Rédempti Paradis Imprimeur de sa Majesté, Québec, 1930, 538 pages) semble indiquer que seul Joseph Dorion signa un contrat en bonne et due forme. Il s’engagea auprès de LeMoine Monière devant le notaire Simonet, le premier juin 1741(voir p. 401).
Comme plusieurs de leurs compatriotes, les jeunes Dorion s’embarquèrent plus ou moins clandestinement sur des canots et des bateaux à quille qui remontaient d’abord le Saint-Laurent, puis la rivière des Outaouais jusqu’au Lac Supérieur et gagnaient l’Ouest américain, toujours par les cours d’eau.
Des contrées inhospitalières, dominées par les Iroquois. La chose n’allait pas sans danger. D’une part ces coureurs de bois partis sans autorisation des autorités étaient ainsi devenus des hors-la-loi. Et, d’autre part, il fallait traverser des territoires inhospitaliers aux mains d’Indiens vindicatifs, parmi lesquels les Iroquois, reconnus pour leur cruauté. Je croyais la cruauté des Iroquois surfaite; un mythe inventé par les Blancs pour se déculpabiliser de les avoir presque réduits à néant. Il semble que la réalité ait dépassé, et de beaucoup, la fiction, d’après ce qu’en racontent des voyageurs et historiens de l’époque.
Philippe Aubert-de-Gaspé fait narrer par un des personnages des Anciens Canadiens un épisode où les Indiens s’acharnèrent pendant des heures à torturer une jeune fille, décrite comme « Anglaise » mais qui était plus sûrement Allemande. Il semble que fréquemment les Iroquois, quand ils avaient fait des prisonniers, les gardaient vivants jusqu’au moment où, les ayant ramenés au camp, ils organisaient une fête au cours de laquelle on les mettait à mort. Les cris de la jeune femme, nue et en délire, où elle appelait Dieu à l’aide, prennent sous la plume de l’écrivain une intensité telle qu’on en en droit de se demander s’il ne s’agit pas d’une fabulation : « J’ai été témoin d’un spectacle qui me fait encore frémir d’horreur quand j’y pense. J’ai vu ces barbares brûler une ravissante Anglaise : c’était une jeune femme d’une beauté ravissante. Il me semble toujours la voir liée au poteau où ils la martyrisèrent pendant huit mortelles heures. Je la voie encore, cette pauvre femme, au milieu de ses bourreaux, n’ayant comme notre mère Eve, pour voile que ses longs cheveux, blonds comme de la filasse, qui lui couvraient la moitié du corps. Il me semble entendre sans cesse son cri déchirant de : mein Gott! mein Gott! » (Philippe Aubert de Gaspé, Les Ançiens Canadiens, Québec, tome I, Imprimerie Augustin Côté et Cie, 1877, 298 pages, p. 268).
Dans la même veine, Pierre-Georges Roy retranscrit dans le tome 31 de ses Recherches historiques une lettre attribuée à un certain François Hertel, originaire de Trois-Rivières, qui avait été fait prisonnier des Iroquois. Le captif réussit à faire acheminer une lettre aux Jésuites, avant d’être définitivement torturé à mort. Il décrit avec force détails les lentes tortures qui lui ont été préalablement infligées et celles infligées à d’autres malheureux, parmi lesquels on comptait des femmes et même des enfants. Le plaisir que semblent prendre les Iroquois à contempler la souffrance et à savourer les cris et les agonies, est terrifiant. Le pauvre s’excuse de son écriture laborieuse… c’est qu’on lui a brûlé, sinon sectionné, quelques doigts… en attendant la suite : « Mon père, je vous prie de bénir la main qui vous écrit, et qui a un doigt brûlé dans un calumet… » (Pierre-Georges Roy, Recherches historiques, Lévis, 1925, vol. 31, 576 pages, p. 295).
Pierre Dorion I, le plus connu du quatuor. Celui des Dorion partis tenter sa chance et dont l’histoire est la plus connue est Pierre. Il était né à Québec le 17 janvier 1740, fils de Jean-Marie Dorion et de Marie-Thérèse Normand. Il était l’oncle de « mon Pierre Dorion », le père de Nathalie Dorion, mère de Mary-Ann O’Neill, mon arrière-grand-mère.
Une vie aventureuse. Les faits marquants de sa vie aventureuse sont consignés dans les livres d’histoire américains. À l’été 1759, son nom apparaît dans le livre de comptes du magasin de fort Marchault, au sud du Lac Érié. Le responsable du magasin note devoir à Pierre Dorion I un montant équivalent à 50 journées de travaux à raison de 20 sols par jour. On le retrouve ainsi au début des années 1780 dans la partie sud de l’Illinois, à Cahokia, où des milliers de Canadiens de la Nouvelle-France et quelques Français venus directement de France s’étaient établis après l’ouverture par un prêtre des Missions Étrangères, le père Pinet, d’une mission d’évangélisation en 1696. Cahokia devient partie prenante d’une chaîne d’établissements administrés par des francophones et consacrés au commerce, surtout celui de la fourrure, qui est extrêmement lucratif. Il n’y a pas que des églises à Cahokia, loin s’en faut! Selon un article de Wikipedia, le village comptait, vers les années 1700, 3 000 habitants et 24 maisons closes! C’est un lieu de commerce et, il faut le reconnaître, de luxure.
Les Canadiens et les Indiens : complicité et goûts en commun. Les Canadiens (entendons : francophones originaires de la Nouvelle-France) et les Indiens s’entendent remarquablement bien. Et pour de multiples raisons : ils font ensemble la trappe et le commerce des fourrures, partagent leurs femmes, leur whiskey, leur goût pour les grands espaces, les déplacements sur l’immense territoire. Les Canadiens ont la réputation de se mêler trop aux Indiens. Les « Anglais », loyalistes ou nouveaux américains de culture plus puritaine, leur reprochent cette proximité qu’ils jugent peu honorable. Cette complicité est payante pour les Canadiens : ils échangent des peaux de fourrure directement avec les Indiens et empochent des sommes importantes. Contrairement aux Britanniques et aux nouveaux Américains, ils ne cherchent pas à se sédentariser. Leur réputation, pas toujours enviable, prend forme. Comme ils vivent avec les Indiens, ils apprennent vite à maîtriser leurs langues. Et comme ils parlent déjà le français, et savent certainement se débrouiller en anglais, ils font non seulement des trappeurs et des rameurs appréciés, mais des interprètes et même des négociateurs recherchés.
Pierre Dorion I épouse Holy Rainbow. Ce Pierre Dorion, né et baptisé à Québec, en avait traversé des États pour se retrouver ainsi à Cahokia, en Illinois. C’était loin, très loin : plus de 1 500 kilomètres à vol d’oiseau! Les années passèrent. En 1780 il épouse à Glasgow, en Illinois, une Indienne de la tribu des Sioux Yankton, qui s’appelait « Holy Rainbow ». Il semble selon ses détracteurs qu’il aurait fait des enfants un peu partout et à plusieurs femmes indiennes. Mais Holy Rainbow semble avoir été sa compagne officielle. Il existait deux façons d’épouser une Indienne à cette époque : selon la méthode indigène, c’est-à-dire informellement et sans support légal. Ou de façon plus officielle, ce qui permettait de laisser des traces dans les registres d’état civil. Il a sans doute fait les deux puisque les noms et dates de naissance des nombreux enfants qu’il eut avec Holy Rainbow sont connus. Pas moins de douze sont recensés! Pierre II (en 1780), Paul (en 1781), Charles-Martin (en 1783), Antoine (en 1785), Thomas (en 1787), Perechie (en 1789), Louis (en 1790), Marie (en 1791), Jean-Baptiste (en 1795), Ellen (en 1796), Margaret (en 1800) et Comanaka (en 1807). Ils ont, presque tous, des prénoms français (Source : Frazier Farmstead Museum)
Pleinement intégré à sa société d’adoption. On sait que Pierre Dorion I garda comme port d’attache la tribu de sa femme, au moins jusqu’à 1807. Il vivait confortablement du commerce des fourrures le long du Mississippi et de la rivière Des Moines. Il en acquit une connaissance parfaite de la langue des Sioux. Comme il parlait déjà le français et l’anglais, et qu’il connaissait bien les us et coutumes des Indiens, il allait devenir un guide de première importance lorsque des missions d’exploration des immenses territoires désormais dévolus aux Nouveaux États Unis d’Amérique, se mettraient en place.
En 1804, alors qu’il était déjà un homme mûr, à ce point qu’on le désignait comme le « vieux Dorion », pour le distinguer de son fils, Pierre II, mais également parce qu’il n’était plus objectivement très jeune, il fit par hasard la connaissance de William Clark et de Meriwether Lewis. Son destin allait prendre un nouveau, et dernier, tournant.
Pour situer Pierre Dorion I, le coureur des bois, dans ma lignée.