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182 – Mes ancêtres existent-ils encore?

Je me suis souvent demandée si nos ancêtres, depuis longtemps décédés, existent encore dans leur individualité. Ont-ils conservé une sorte de conscience personnelle, qui aurait persévéré après le passage de la vie au trépas, et continuerait de les définir comme « un » ou « une »? Sont-ils encore des êtres, à défaut de ne plus être des humains? Ont-ils plutôt rejoint des grappes d’énergies dont il est impossible de départager les particules? Se sont-ils dissouts dans le cosmos? J’aimerais le savoir. Mais ne le saurai jamais.

Car selon que l’on penche vers une hypothèse ou l’autre de l’alternative, les conséquences sur notre « relation » avec nos ancêtres prennent des tangentes opposées. Rien ne subsiste d’eux? Alors, le fait de penser à eux, de les interpeller, est vain si ce que l’on espère c’est obtenir d’eux une quelconque attention. La tentation incantatoire est tout simplement peine perdue. Mais si, au contraire, ils existent bel et bien, comme le croient les adeptes du spiritisme ou même les catholiques, protestants et musulmans convaincus, alors il se peut qu’ils « s’abaissent » parfois à s’intéresser à nous. Si tel était le cas, il leur serait possible de s’émerveiller ou de se désoler de notre performance bassement humaine et, qui sait, de faire le lien avec les grandeurs ou les vicissitudes de leur propre passé! Où reposent-ils, ces parents et ancêtres pas si éloignés?

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Marcelle à Black-Lake, auprès des Côté. Ma maman, Marcelle, a choisi le sommeil éternel, serein et sans somnifères, auprès de ses parents, Julia et Alfred, dans le cimetière de Black-Lake. Loin de Charlesbourg, loin de Québec. Une minuscule plaque qu’il faut dégager chaque été tant elle est discrète indique qu’elle est bien là, à quelques centimètres de la pierre tombale de mes grands-parents maternels, sur laquelle son nom apparaît également. Cette humilité dans la mort ne me semble pas correspondre à ce qu’elle a été, jeune fille, dans ce « Lac Noir » où elle a grandi. On est loin de la faconde de cette Marcelle qui tenait tête au curé Lord! Mais c’est pourtant cette simplicité qu’elle a préférée comme repos final. L’enfant a regagné le nid dont elle est issue. Et j’en ressens une affection que je n’éprouvais pas pour elle lorsqu’elle était de ce monde. Elle a fait, ultimement, le bon choix.

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Lizzie et Joseph-Arthur à Charlesbourg, entourés de Bédard.
 
Du côté de mon ascendance paternelle, Mathilde dite Lizzie, ma grand-mère maternelle, repose aux côtés de Joseph-Arthur son mari, dans le cimetière de Charlesbourg, entourée, sinon envahie, par les Bédard! Ce cimetière en est plein! Les visiteurs, eux, se font rares. La famille s’est décomposée. La mémoire n’est pas au rendez-vous. On perd le fil, puis on perd la mémoire. Les généalogistes parlent de « fil cassé ». Quand trop de liens sont perdus, le sens disparaît lui aussi. Le temps est trop souvent une faucheuse de mémoire.

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Urbain à Charlesbourg en compagnie de Louisette, sa bien-aimée. Urbain, mon père, est lui aussi enterré dans ce cimetière, pas aux côtés de ses parents, mais en compagnie de sa première épouse tant aimée, Louisette Desjardins. La stèle n’indique pourtant que son nom à lui, les dates de sa naissance et de son décès, et sa profession. Ma mère a voulu qu’il en soit ainsi. On peut la comprendre… Mes demi-sœurs, Charlotte et Andrée, ont choisi d’être enterrées auprès de leur mère. Et, par voie de conséquence, d’Urbain, leur père. Deux minuscules pierres, l’une verticale, l’autre horizontale portent leur nom et ornent chaque côté du monument. Michelle, la rebelle a, quant à elle, choisi un cimetière situé au nord de Charlesbourg. Elle y repose seule, sans monument. Forte comme un roc. Mais isolée du reste du clan. Elle a choisi son exil final.

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Élizabeth et Thérèse à Cap-Santé auprès de Mary-Ann. Les deux sœurs de mon père, mes tantes Élizabeth et Thérèse ont quant à elles choisi d’être enterrées dans le cimetière de Cap-Santé, dans le même lot que leurs grands-parents maternels, Mary-Ann et François-Régis. Le nom de tante Élizabeth n’apparaît pas sur le monument, mais elle y est bien enterrée. Je leur suis reconnaissante d’avoir fait ce choix de cœur. Car François-Régis, sa femme Mary-Ann et leur fils Willie, les trois « non conformes »aux yeux du régalien David Gosselin, reposent côte à côte, sous la même pierre tombale, dans la sérénité du beau cimetière de Cap-Santé. Leur vie n’a pas été facile. L’esprit de Mary-Ann flotte au-dessus de ces lieux. Cet esprit, d’où Félix-Antoine dira avoir puisé son goût pour l’écriture.

Une démarche émotive aux dimensions exponentielles. Il se passe quelque chose de stimulant, de presque vertigineux, quand on se met à la recherche de ses racines et de ses ancêtres. Cela se fait de façon progressive. De statues qu’ils étaient, d’ombres sans vie couchées sur des actes notariés, ceux qui nous ont précédés se mettent peu à peu à acquérir du relief, à s’animer, à se colorer, à bouger, à aimer et être aimés, à vivre de grands bonheurs et de grands échecs. Au début, on les découvre sous prétexte de curiosité historique. Puis on change peu à peu de régime et de registre. On se prend à compatir à leurs malheurs. On s’enflamme pour les événements fastes de leur vie! On découvre les dates de leur naissance, mariage, décès. On regarde les photos anciennes avec une émotion grandissante. On se demande si une telle aïeule, d’un côté de l’arbre, a côtoyé une autre aïeule! Ne se seraient-t-elles pas croisées au marché? On se prend à les désirer passionnément, on commence à s’intéresser à l’ethnographie, à l’histoire, on fouille dans les papiers de la famille, on passe des heures dans les bibliothèques et les archives, à la recherche d’indices. La découverte d’un entrefilet dans la Gazette de l’époque nous émeut aux larmes.

Le reflet de l’histoire. On réalise que l’histoire n’est pas passée à côté d’eux, qu’elle les a « traversés » de bord en bord. L’enracinement en cette terre, la colonisation, la conquête de 1760, la tentation de la révolution américaine, l’exploration des grands espaces, la nostalgie de la France et l’attachement simultané à la couronne britannique, avec les nombreuses ambivalences qui y sont rattachées, l’épidémie de choléra du début des années 1830, l’affirmation de soi, les soulèvements de 1837, la nouvelle constitution de 1847, la Confédération de 1867. L’industrialisation, les romans populaires, les violoneux des campagnes, les disettes, les difficultés économiques, l’exode vers les filatures de coton du nord des États-Unis, les famines, les incendies, les querelles linguistiques. Les carrioles, les bêtes de somme, le tramway électrique, les trains. Les premières automobiles. L’éclairage électrique qui succède aux bougies et aux réverbères. La radio, le téléphone, la télévision: tout y est.

Les lieux de la mémoire. Marcher dans les rues du Vieux-Québec, arpenter les rues Buade, d’Aiguillon, où Geneviève Clarke, Anne-Marie Dorion, Thomas Cary, Nathalie Dorion et Hugh O’Neill habitèrent, descendre l’étroite rue du Trésor où le premier Côté d’Amérique s’installa d’abord, remonter la Côte de la Fabrique pour me rendre au Musée de l’Amérique française en passant à côté de la basilique où mes parents se marièrent mais surtout à côté du Petit Séminaire, où tant de mes oncles ont étudié et où trois générations de bouchers, les Dorion, ont livré leurs pièces de viande, invite à l’humilité et au recueillement. C’est mon Moulin à images à moi, pour parodier Robert Lepage.

Rouler en auto dans les rues de Black-Lake, regarder ces moitiés de rues coupées en deux par le développement minier, sans arbres, sans élégance, mais où des gens industrieux continuent de vivre et de se bâtir un avenir, invite également à la réflexion. Se laisser imprégner de la lenteur du film Mon Oncle Antoine, tourné presque en face de la maison d’Alfred et de Julia, qui a brûlé d’ailleurs il y a environ trente-cinq ans, comme tout le pâté de maison.

18204aEt que dire de Charlesbourg, autrefois belle, devenue maintenant bouffie, anonyme et sans caractère à mes yeux d’enfant qui ne veut pas oublier? La vieille maison ancestrale tient toujours debout. Mais elle a été envahie par le développement urbain. On n’y accède plus par la première avenue, mais par une rue secondaire. La longue avenue bordée d’arbres a été rasée, remplacée par des unités d’habitation. Elle s’est comme recroquevillée sur elle-même, petite et menue, exactement comme Lizzie, ma grand-mère paternelle.

Et puis, Natchez, le Mississippi, et les questions demeurées sans réponse concernant Mary-Ann.

Ultime legs. Mais, au-delà de l’évidence du temps révolu qui nous assaille, lorsque l’on visite ces lieux de la mémoire, comme une faucheuse qui n’a pas toujours donné dans la dentelle, une évidence fulgurante surgit à un moment donné : le sang de ces disparus coule encore dans nos veines. La rivière ne s’est pas tarie!

Ils nous avaient donné la vie. Mortui vivos docent : les morts enseignent aux vivants. En les rappelant à notre mémoire, nous leur avons redonné vie. Il ne faut jamais oublier.

183 - Des coureurs de bois chez les Dorion

 

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