Tonique et indépendante. D’après ce que m’en on dit mes oncles et mes tantes, ma mère était, quand elle était jeune fille, reconnue pour sa beauté, son goût vestimentaire et son indépendance d’esprit. Très sportive, enjouée, pas flirt pour deux sous car les garçons ne l’intéressaient pas réellement. Elle-même me parlait de ces années avec des scintillements dans les yeux. Elle m’a longuement décrit les parties de tennis et surtout les longues randonnées en ski, l’hiver, en compagnie d’autres filles et garçons de son âge, dont Roger qui allait épouser sa sœur Cécile quelques années plus tard. En fait on escaladait les montagnes de poussière d’amiante. L’équipement était rustre, les attelles faites de cuir. Roger, et bien d’autres, avaient taillé leurs skis de leurs propres mains.
De belles amitiés. J’ai conservé des photos qui témoignent de cette camaraderie, en apparence insouciante, que je n’ai pas connue chez ma mère, du temps de mon enfance et de mon adolescence alors qu’elle avait atteint une maturité certaine.
Plusieurs photos de groupe prises en hiver, à l’extérieur, où sont regroupés des garçons et des filles en vêtement de ski. D’autres images de jeunes femmes, dont ma mère, portant de jolis manteaux de drap mais avec chapeaux et cols de fourrure. On reconnaît les maisons du village. Tout ce beau monde arbore une mine réjouie.
Littéralement sortis des boules à mites. J’ai conservé le pull-over de ski que lui avait tricoté une amie, de la famille Loubier, un autre clan dont les Côté étaient très proches. Il est en laine marine très foncé, et deux têtes de chevreuil rouges ornent le devant. Il a résisté aux nombreux déménagements, et surtout aux mites!
Et puis, voici le coupe-vent, de couleur marine également, qu’elle portait et que l’on voit sur les photos. Il avait été acheté en confection, à Sherbrooke où mon grand-père conduisait régulièrement ses filles pour qu’elles s’achètent des vêtements dans les magasins tenus en général par des Canadiens anglais. Des marchands juifs, souvent natifs de Roumanie, y écoulaient également de la marchandise mais à cette époque ils étaient en majeure partie encore itinérants. Ils marchaient à travers les campagnes avec sur leur dos un gros sac dans lequel ils entassaient leur marchandise. Et comptaient sur la générosité des gens pour le gîte (en général la grange) et le manger.
Un témoin précieux. J’ai conservé le carnet d’autographes, qui était en fait un carnet d’amitiés (voir au bas de cette page) dans lequel les amies et amis de ma mère avaient consigné une pensée à son égard, fréquemment accompagnées de dessins réalisés à l’encre de Chine et dont certains sont très élaborés. C’est un carnet rectangulaire relié, en cuir vert, avec dans les premières pages une entrée intitulée « School Day Memories », et une autre, « School Photographs ». La première n’a pas été remplie. La seconde, dans laquelle on devrait retrouver une photo de l’école fréquentée, comporte plutôt le croquis réalisé à l’encre de Chine d’une auto sport décapotable de l’époque, du genre Bugatti. En noir et rose! Le tout signé par un certain Donald Dussault. Le dessin est très réussi, réalisé avec minutie et équilibre tant dans les proportions que dans la perspective. Sur une autre page, un croquis couleur représentant un jeune garçon qui tient en laisse un bouledogue et qui formule en anglais une mise en garde inquiétante : « He’ll give you a bite for nothing ». Sur une troisième page, consacrée à « my favorites », ma mère note que son professeur préféré chez les Ursulines est mère Saint-Luc, et son sport préféré, le tennis. La confection de ces dessins devait requérir de l’attention et du temps.
Un «Facebook» d’une autre époque. On sent que le tout était très codifié. Ce qui signifie, je suppose, que ma mère faisait circuler le carnet parmi ses amis, auprès d’une personne à la fois, que celle-ci complétait son œuvre et remettait le tout à ma mère. Une façon de désigner les personnes considérées comme amies et amis et de les élever au rang d’amies intimes. Car le prêt du carnet à une personne, afin qu’elle y inscrive une annotation, signifiait qu’elle avait accès au contenu des pages déjà remplies. Un facebook d’une autre époque. Chaque annotation, il y en a une quarantaine, est datée. Des messages et des dessins qui, sans intention autre que d’exprimer l’amitié, recèlent une force évocatrice prenante : celle de leur jeunesse. Cela va de 1922 à 1936.
Certaines dédicaces portent la mention : Pensionnat des Ursulines, institution de Québec qu’elle fréquenta à l’adolescence, comme pensionnaire, et dont elle avait conservé un excellent souvenir. Les thèmes tournent tous autour de l’amitié et surtout de l’amour. La sexualité était un sujet tabou auquel tous pensaient mais dont personne n’aurait osé parler. La plupart des signataires sont des femmes. Mais on y trouve quelques prénoms masculins, dont un mystérieux Jacques qui lui écrit simplement, le 16 août 1930, alors qu’elle a seize ans : « Souviens-toi toujours de la fameuse discussion ».
Des voeux assortis de mises en garde. Chacune et chacun y va de ses conseils… Lesquels révéleront avec les année leur réelle valeur. Ainsi Lena O’Brien écrit, en anglais :
“Your autograph is just like a garden in which everyone sows a flower. Please, Marcelle, let me sow a “Forget-me-not”. Lovingly, Lena » ( Archives personnelles)
Émilia Boivin, une de ses grandes amies d’enfance, écrira quant à elle, à la veille de son départ pour Québec où elle allait se marier :
« Chère toi. Plus tard, dans bien des années peut-être, tu retrouveras parmi tes souvenirs de jeunesse ce joli petit album… Tu le feuilletteras avec émotion, qui sait, peut-être une larme perlera-t-elle à ta paupière au renouveau (sic) de tous ces visages d’amis. Alors, rappelle-toi la petite Québécoise dont la frimousse t’a si fort égayée… Sous tes cheveux blancs… entre tes doigts amaigris… égraine pour elle un rosaire… et puis, toujours sois assurée de l’affection de celle qui au soir de son départ, écrit dans ton autographe. » (Ibid.)
Conrad, son oncle (voir 7 – Un peu de religion) mais son contemporain, avait écrit, plus prosaïquement :
« Il y a deux sortes de soupe : la grasse et la maigre. Je te souhaite Marcelle de faire toujours de la grasse. » (Ibid.)
Ma mère avait ainsi des amis et s’amusait ferme. Elle y tenait sûrement, à ce livre, puisqu’elle l’a conservé auprès d’elle toute sa vie.