Michelle est décédée subitement, le 13 août 1991, après s’être étouffée en mangeant.
Quelques mois avant son décès, Michelle avait signé un préarrangement avec la paroisse Saint-Pierre-aux-Liens relativement à ses funérailles et surtout à son inhumation. Elle attendait la mort comme une libération. Et avait précisé sa volonté de ne pas être inhumée aux côtés de ses parents. Elle eut droit à de vraies funérailles. Le jeune prêtre qui prononça l’homélie aborda sans détours ce qu’avait été sa vie. La notice nécrologique qui parut dans Le Soleil de Québec mentionnait qui avaient été ses parents et quelles étaient les personnes qu’elle laissait pour la pleurer. Michelle sortait finalement de l’ombre et de l’omerta du secret décrété des années auparavant. Elle a, pendant un instant, rejoint le clan des vivants de ce qui constitue « son » arbre.
Un peu de justice avait été enfin rendue à cette femme qui avait tant souffert, dans ce périple douloureux qu’on appelle la vie. Andrée, sa sœur, n’est pas mentionnée dans la notice car elle était décédée quelques mois auparavant, le 18 février.
Michelle était hébergée depuis 1988 au Centre hospitalier Saint-Augustin, un centre d’hébergement de longue durée pour personnes handicapées ou physiquement et mentalement diminuées. Pourquoi l’avait-on transférée de Robert-Giffard à ce centre hospitalier, qui relevait de l’hôpital de l’Enfant-Jésus?
Une chute aux conséquences graves. Un jour d’octobre 1987, Michelle fit une chute en se levant de son lit dans le dortoir de l’Hôpital Robert-Giffard, à la Jemmerais, et se blessa sérieusement. L’infirmier qui était en charge d’elle et qui, soit dit en passant, fut congédié quelques années plus tard pour n’avoir pas prodigué aux patients dont il avait la garde l’attention attendue, refusa de l’aider à se relever. Précisons d’entrée de jeu que ce préposé n’était pas représentatif de l’ensemble du personnel, bien au contraire. Michelle souffrait le martyre. Je reçus un appel téléphonique d’une de ses compagnes, qui me dit à peu près ceci : « Michelle est tombée, elle a très mal, il faut venir».
Michelle opérée d’urgence pour une fracture de la colonne vertébrale. Une heure plus tard, mon mari et moi étions au chevet de Michelle. Elle fut dirigée en ambulance vers l’urgence de l’hôpital de l’Enfant-Jésus et fut rapidement examinée par un neurologue éminemment compétent, que nous connaissions personnellement. Diagnostic : fracture de la colonne vertébrale, début de paralysie. Opération d’urgence et batteries de tests pré et post opératoires qui révèlent qu’elle souffre d’une tumeur des glandes surrénales consécutive à une maladie de Cushing. Cette affection, rare, découle d’une hypersécrétion en cortisol des glandes surrénales. Le patient qui souffre de la maladie de Cushing se met à prendre du poids, son visage devient arrondi, lunaire. Il a tendance à faire des bleus, à souffrir d’ostéoporose, donc de fractures, de fragilité des vaisseaux. Il éprouve des difficultés musculaires qui rendent ses mouvements difficiles, a tendance à faire des tromboses.
Hospitalisée pendant plus de deux mois à l’hôpital de l’Enfant-Jésus. Il fallut lui enlever cette tumeur, procéder à une greffe d’os prélevé dans une partie de sa cuisse. Des souffrances intenses. Immobilisation complète pendant de nombreuses semaines. Elle demeurera plus de deux mois à l’hôpital de l’Enfant-Jésus, un hôpital qui en général ne traite pas des personnes présentant des troubles mentaux aussi sérieux. Le personnel la soignera avec énormément d’empathie, même si elle était très dérangée au plan mental et avait tendance à se mutiler, comme en témoignent les nombreuses éraflures qu’elle portait sur les cuisses.
Pas de retour envisagé à l’hôpital Robert-Giffard. Nous exigeons qu’une enquête administrative interne, coordonnée par la Régie régionale de la Santé, soit menée. Plutôt qu’une action en justice, nous avons sciemment choisi la voie de la plainte aux autorités concernées. Il nous est proposé que Michelle ne retourne plus à l’hôpital Robert-Giffard mais qu’elle soit plutôt accueillie dans un centre de soins de longue durée, le Centre Saint-Augustin, où elle résidera de façon permanente une fois sa sortie de l’hôpital.
Dans la foulée des nombreux échanges avec les autorités médicales et administratives, l’accès au dossier médical complet de Michelle, que nous avions officiellement demandé, nous est accordé. Le directeur des services professionnels du Centre hospitalier Robert-Giffard nous écrivait ainsi, le 4 novembre 1987 : « … étant donné les motifs particuliers de votre demande et afin de ne pas prolonger le délai prévu par la loi nous avons jugé acceptable de remettre à madame Édith Bédard dès aujourd’hui les copies demandées. » (Archives personnelles).
Des éléments de compréhension particulièrement dérangeants. Avant de plonger dans la lecture du dossier médical de ma demi-sœur, qui faisait plus de sept-cent pages, j’ai pu m’entretenir avec le psychiatre qui traitait Michelle depuis plusieurs années. Je voulais comprendre. Il m’a prévenue : « Cela va vous choquer »
Je l’ai été. La description de sa schizophrénie, le profil psychologique que les médecins dressent d’elle, surtout dans les premières années de son internement, sont particulièrement dérangeants. Ses obsessions sont décrites avec force détails. Il s’agit de ce qu’elle-même a confié à ses psychiatres au cours des années. Il y est question de ses délires sexuels, qui impliquent sa mère, Louisette Desjardins et mon père, et tout autant celui-ci et sa deuxième femme, ma mère. La décence m’interdit d’en dire davantage.
Mais il semble bien que la proximité du nouveau couple que formaient ma mère et Urbain, notre père, dans cette nouvelle maison de Charlesbourg où nous nous étions installés, alors que la mémoire de Louisette était encore très vive, ait exacerbé une blessure déjà ouverte. Et que de cohabiter avec eux, dans ce climat d’altercation où mes parents se querellaient ouvertement la nuit, à quelques mètres de nos chambres à nous, les enfants, ait précipité les choses.
Ce que j’avais appris de l’origine des hallucinations qui habitaient Michelle et qui remontaient aussi loin que sa petite enfance me dérangeait beaucoup. Je voulais comprendre et aller au-delà de ce que le psychiatre de Michelle m’avait révélé. Je me suis alors tournée vers la seule personne qui pouvait m’éclairer un tant soit peu car elle détenait en quelque sorte la mémoire de la famille Bédard : tante Élizabeth. Je n’aurais jamais imaginé que ma quête allait me mener aussi loin… jusqu’à l’âme d’un grand pan de ma famille.