Michelle veut revoir la maison… laquelle? Ma demi-sœur Michelle, internée depuis trente ans (voir chapitre 173 Un secret de famille, l’internement de Michelle et chapitre 177 L’univers de Michelle), avait exprimé de façon non équivoque le désir de revoir la maison où, moi, j’avais grandi. Mais où elle n’avait passé que quelques années, de 1951 jusqu’à 1955, au moment de son internement. Pourquoi un tel désir? Elle avait vécu de nombreuses années dans la maison ancestrale, celle de Lizzie notre grand-mère, sise à quelques centaines de mètres de la nôtre. Il eût été plus logique, me semblait-il, qu’elle souhaite revoir cette maison-là.
Je me suis demandée pourquoi elle souhaitait accomplir ce pèlerinage, mais sans la questionner. Je savais que parfois sa pensée suivait des sentiers peu conformes à la logique « normale ». Et puis c’était son droit, après tout. Peut-être cela faisait-il partie d’un itinéraire personnel et intime, qui comportait une part de réconciliation avec le passé. Michelle avait cinquante ans, elle n’était plus la jeune femme agressive et colérique dont j’avais eu tellement peur étant enfant. Elle était devenue un modèle de sérénité.
Qu’en pense Marcelle, ma mère? Je n’éprouvais aucune crainte quant au comportement attendu de Michelle, si jamais nous répondions à sa demande et nous l’y menions. Car il y avait un « si ». Ma mère habitait encore la maison, des années après la mort de mon père. Elle y vivait, seule, passablement diminuée. Accéderait-elle au vœu de ma sœur? Elle savait que je voyais Michelle et n’en prenait aucun ombrage, au contraire. J’avais même été étonnée de sa réaction somme toute positive, la première fois que je lui avais mentionné que nous avions renoué.
« Tu fais bien. C’est généreux de ta part. Si tu es capable de le faire, tant mieux. »
Au cours des années qui suivirent, elle se montra toujours positive par rapport à ce que je faisais « pour » Michelle. Sans réellement saisir tout le bienfait que j’en retirais. Mais cela n’allait jamais plus loin. En sous-entendu, cela voulait dire : « Moi, j’en serais incapable ». Elle ne semblait éprouver aucune culpabilité à l’égard du passé et même du présent. Ce qui m’étonnait car, moi, j’en ressentais. Certains membres de la famille Bédard, et même certains du clan Côté, avaient eux aussi signifié de façon non équivoque qu’ils ne souhaitaient ni la voir ni lui rendre visite. Il y avait surtout de la peur dans leur attitude. Je comprenais. J’étais passée par le même itinéraire et n’avais de leçon à donner à personne à ce chapitre.
Un refus ferme de Marcelle. Qu’en serait-il de ma mère? Était-elle prête à ouvrir sa porte à Michelle? Quand j’abordai le sujet avec elle, sa réponse fut instantanée et ferme: « Non. Tout cela est trop triste. Je ne crois pas que j’aurais la force ». Je pouvais comprendre que cela la mette mal à l’aise de se retrouver devant une personne qu’elle avait évacuée de sa vie depuis tant d’années. Mais ce n’était pas de cela qu’il s’agissait. Il suffisait simplement qu’elle oublie ses émotions et démontre un minimum de générosité. Mais non, elle ne voulait pas. Et s’obstinait dans son refus. Mon mari de l’époque, lui, n’entendait pas se laisser démonter.
« On emmène Michelle voir la maison, que cela plaise ou non à ta mère. De toute façon, elle va la laisser entrer, j’en suis convaincu. Elle n’aura pas le choix ».
Une visite non annoncée. Un samedi, nous sommes donc allés chercher Michelle dans le but précis de la conduire à Charlesbourg. Nous avons pris une route, appelée le chemin du Bourg-Royal, qui relie Beauport, où est située « La Jemmerais », à Charlesbourg du sud au nord, jusqu’à la 80e rue Est. On croisa, à l’intersection de la 80e rue et de la Première Avenue, l’église de Charlesbourg. Puis nous avons emprunté la Première avenue, sommes passés devant le bureau de poste, qui se trouvait être l’ancien magasin général de Ferdinand Verret, où avait travaillé tante Lizette, puis devant la maison des Carmichael, puis devant celle de monsieur Ismaël Bédard, un voisin que nous aimions beaucoup. Elle regardait et reconnaissait manifestement les lieux. Mais elle ne disait pas un mot. Nous étions presque arrivés.
Une fois devant la maison de mes parents, avant que nous n’engagions l’auto dans l’entrée, j’ai jeté un rapide coup d’œil dans sa direction, comme pour dire : On peut rebrousser chemin si tu le souhaites. Mais non, elle demeurait imperturbable. L’auto s’est immobilisée. Mon mari a coupé le contact, nous sommes sortis de l’automobile et avons aidé Michelle, dont la mobilité n’était plus optimale, à s’extraire de l’habitacle.
L’effet de surprise. Ma mère, déjà fort handicapée physiquement par l’ostéoporose, nous vit certainement arriver et stationner notre auto, car elle passait dorénavant la majorité de ses journées dans la pièce de séjour qui faisait face à la rue et où elle regardait la télé en peignant. Elle s’était mise à la peinture avec un certain succès et vendait même de ses toiles, qui étaient en fait des copies qu’elle reprenait de peintres québécois qu’elle aimait bien. Elle ne vit vraisemblablement pas Michelle sortir de l’auto et se diriger vers les marches du perron. Car pendant que l’une marchait avec nous mais d’un pas incertain dans l’allée extérieure, vers la porte principale, l’autre à l’intérieur éprouvait la même difficulté et se dirigeait elle aussi laborieusement mais de l’intérieur vers la porte afin de nous y accueillir, mon mari et moi. La porte s’ouvrit.
Au lieu de n’être que deux, nous étions trois. Ma mère reconnut immédiatement la personne qui était avec nous. Pourtant, la dernière fois qu’elles s’étaient vues, elles étaient toutes deux relativement jeunes, grandes et élancées. Trente ans plus tard, deux femmes âgées et diminuées se retrouvaient l’une face à l’autre.
« Michelle! » a fait ma mère, sous le coup de l’émotion.
Je fus stupéfaite de sa réaction. Puis ouvrant grande la porte, elle lui dit :
« Entre, entre. »
Un moment d’une intense émotion. Michelle pénètre à pas lents dans le hall d’entrée, une pièce carrée et plus vaste que ce que l’on voit habituellement. Je ne sais pas si en ce moment elle se rappelle les soirées dansantes qui s’y donnaient pour mes deux autres sœurs. Moi, je m’en souviens très bien, alors il me semble qu’elle aussi doit se remémorer ces moments qu’elle-même ne pouvait, ou ne voulait, partager. Elle regarde tout autour d’elle, peut apercevoir le boudoir, le salon et une partie de la salle à manger. Elle s’avance laborieusement au milieu de la place. Ma mère ne dit pas un mot. Je sens qu’elle est encore sous le choc et attentive, se demandant ce qui va ensuite se passer.
« Trente ans. Trente ans que je ne suis pas venue ici … »
Ce sont les seules paroles que Michelle laisse tomber. Nous sommes tous émus aux larmes. Les deux femmes ne s’étreignent pas, ce serait trop demander. Mais maman nous invite à aller nous asseoir dans le boudoir. Je crois me rappeler avoir préparé du thé. Je ne m’en souviens plus trop, tant ce moment est intense et surréaliste. Comme si nous avions vécu un glissement de plaques tectoniques entre des continents. Michelle ne demande pas à monter à l’étage des chambres, mais se rend dans le salon, dans la salle à manger. La couleur des murs a changé, les moquettes aussi. Mais les meubles, eux, sont les mêmes. Après ce thé, ou son équivalent, après quelques phrases banales, comme si c’est uniquement ainsi que l’on pouvait occuper le silence, il a semblé que pour ce premier face-à-face, c’était suffisant. Michelle souhaitait de toute évidence regagner ses quartiers. Chacun s’est levé et nous nous sommes tous dirigés vers la porte principale de la maison.
Ma mère a tenu à nous y raccompagner. Et là, sur le pas, elle a dit simplement: « Michelle, la prochaine fois que Charlotte et Andrée viendront à Québec, je veux que vous veniez tous souper ici, ainsi que Jean-Hughes. »
Un repas de famille… trente ans plus tard. Ma mère avait surmonté ses peurs. Et elle tint parole. Quelques mois plus tard, lors d’un séjour de mes deux sœurs à Québec, ma mère nous a effectivement reçus, le quatuor des enfants d’Urbain et de Louisette, et moi-même. Nous nous sommes retrouvés, tous les six, à partager un de ces bons repas dont elle avait le secret. Elle avait cuisiné un pot au feu qu’elle faisait braiser lentement au four, dans une cocotte de fonte non émaillée avec couvercle que j’ai d’ailleurs toujours conservée.
Pas de grandes effusions, pas de retours sur le passé. Pas de photos, du genre de celle qu’Urbain prenait quand son quatuor était jeune. Mais une réelle émotion. Ce repas n’eut pas pour effet de nous rapprocher. Nous étions trop éloignés les uns des autres pour nous retrouver. Nous le faisions pour Michelle. Un peu d’équité lui avait été rendue. Et je crois que la principale intéressée l’avait fort bien compris et nous en fut reconnaissante.