Le fait de retrouver ma sœur Michelle après ce hiatus de trente ans (voir chapitre 173 Un secret de famille, l’internement de Michelle et chapitre 174 Michelle morte et vivante en même temps) m’a redonné la partie de moi-même qui était manquante. Je lui ai consacré du temps. Elle m’a donné d’elle-même. Elle était sereine, rieuse et dotée d’une force de caractère peu commune. Je ne sais dans quelle mesure cela était imputable à la médication qu’on lui administrait, mais elle différait grandement de la Michelle de ma petite enfance qui me faisait tellement peur.
Virées de magasinage chez Woolworth et dans les pharmacies. Je la sortais un samedi sur deux et nous allions faire des courses. Ses goûts étaient précis : les magasins Woolworth, quand ils existaient encore, étaient son lieu de prédilection. Ainsi que les pharmacies où elle achetait une quantité impressionnante de crèmes, parfums, polis à ongles et autres cosmétiques. Elle se maquillait et se parfumait beaucoup, à outrance même. Elle aimait également que je la conduise à la foire provinciale, au parc de l’Exposition, qui se tenait tous les ans à la fin août. Cela lui rappelait sa petite enfance, me disait-elle.
L’art de contourner le règlement. L’intelligence de Michelle était supérieure à la moyenne et lui permettait quand elle le voulait de contourner le système et la discipline de l’institution où elle vivait. Ainsi, comme elle accusait un surplus de poids important et que la médication qu’elle devait prendre la faisait grossir, le personnel médical la soumettait à un régime alimentaire strict. Elle avait pourtant réussi à soudoyer une patiente, sourde et muette mais qui avait le droit de quitter le site de l’institution, afin que celle-ci lui achète de la nourriture en cachette. Personne n’a réussi à comprendre comment elle avait ainsi pu obtenir sa collaboration et su lui indiquer quoi acheter pour elle!
Un univers fermé avec ses codes et ses normes. Je l’accompagnais souvent au casse-croûte de l’hôpital psychiatrique, situé dans l’aile principale du complexe. Pour y accéder nous passions à travers des tunnels qui reliaient les édifices les uns aux autres. Elle connaissait tout le monde. Mais ne parlait pas à tout le monde. Elle gérait ses relations, et les miennes, avec doigté mais fermeté. Je crois également qu’elle était fière de s’afficher avec quelqu’un dont elle pouvait dire : c’est un membre de ma famille!
Elle m’instruisait sur les codes de comportement qui avaient cours entre ces murs. Ils étaient souvent particuliers, pas toujours évidents à saisir. Ainsi m’avait-elle mise fermement en garde contre le danger suivant : je ne devais jamais, sous aucune considération, accepter de remettre une photographie me représentant à quiconque. Je risquais d’y perdre une partie de moi-même. Sur le coup, j’avais mis cette mise en garde qu’elle me servait sur le compte de sa schizophrénie. Mais le fait qu’effectivement quelques hommes, ou garçons, m’avaient demandé ma photo me semblait indiquer qu’elle n’était pas la seule à évoluer dans un univers, disons, parallèle. Avec des motivations et des cheminements logiques qui nous échappaient probablement, nous les visiteurs externes.
Cet endroit était un agglomérat de divers désordres mentaux. Mais avec ses règles propres. J’en vins à considérer que ce qui pouvait sembler anormal ailleurs était entre ces murs, comment dire, acceptable. Et qu’inversement ce qui était parfaitement acceptable à l’extérieur ne l’était pas nécessairement en ces lieux.
Un pont avec le monde externe. Michelle me parlait de certains patients dont les parents, frères ou cousins étaient connus voire célèbres à l’extérieur de l’hôpital. Être par exemple le cousin d’un chanteur populaire connu de l’époque, dont je ne citerai pas le nom, conférait à un des patients internés une certaine renommée à l’intérieur des murs. Michelle me disait avoir côtoyé la chanteuse Alys Robi, née Alice Robitaille, lobotomisée comme elle.
Des histoires intenses et douloureuses. La promiscuité sexuelle était assez flagrante. Les jeunes femmes avaient toutes été stérilisées, selon Michelle. On ne se mariait pas, entre ces murs. On n’élèverait jamais de famille. Mais on vivait des histoires intenses, parfois douloureuses. On était condamné à se côtoyer pendant des années, même après une rupture. Michelle me pointait les couples actifs, les couples déchus, bref, elle savait ce qui se passait. Et elle? Elle n’eut jamais, semble-t-il, de contacts sexuels avec quiconque.
Michelle ne veut pas de promiscuité… Quelques mois après que j’eus commencé à la revoir, on avait alloué à Michelle une chambre seule à « La Jemmerais ». Une belle pièce, correctement aménagée et fraichement repeinte. Elle disposait d’une commode suffisamment grande, d’un placard pour ranger ses vêtements. Comme la chambre faisait le coin de l’édifice, elle jouissait de la vue grâce à deux fenêtres, l’une donnant sur l’ouest, l’autre donnant sur le nord. Quand je lui rendais visite, nous pouvions ainsi nous asseoir toutes deux sur son lit et parler sans que quelqu’un ne vienne s’immiscer dans notre conversation. Elle s’y trouvait vraiment bien sauf qu’après quelques semaines, elle demanda à réintégrer le dortoir commun. Pourquoi? L’explication était simple : elle n’avait pas le droit de fermer sa porte à clef, comme cela est la règle dans une telle institution. Ce faisant, elle était à la merci des patients masculins qui, la nuit, rôdaient dans le corridor et essayaient de s’adonner à des pratiques sexuelles avec elle. Elle essaya pendant un temps de placer une chaise contre la poignée de la porte, mais cela ne suffit pas à tiédir les ardeurs des mâles rôdeurs. Elle renonça à sa belle chambre pour regagner la sécurité de la salle commune.
Michelle affligée de plusieurs maux… La vie de Michelle fut jalonnée de maladies et d’affections diverses, comme l’érysipèle, le zona, de multiples fractures, des chirurgies à répétition. Elle avait tendance à s’étouffer parce qu’elle avait de la difficulté à avaler. Plusieurs fois, elle dut être réanimée. Bref, elle était souvent hospitalisée. Quand cela arrivait, j’allais la visiter dans la section spécialement aménagée pour les patients malades au sein même de l’institution. Il fallait se présenter à l’entrée principale, décliner son nom. Puis emprunter de nombreux corridors, dont certains étaient verrouillés. Quand on arrivait à la section dite « de l’hôpital », il fallait sonner. La sécurité était omniprésente. On voyait là les personnes les plus démunies qu’il m’ait été donné de voir. Des gens qui souffraient physiquement et mentalement, en général abandonnés par leurs familles. Mais le personnel était impeccable.
La première fois que je m’y rendis, j’en ressortis passablement remuée. Mes sœurs, à qui je téléphonai à Toronto, compatirent avec moi. Elles avaient tout vécu, sur ce chapitre, pendant ces années où elles étaient seules à s’occuper de Michelle. « La première fois que nous sommes allées la visiter, me dirent-elles, juste après son internement, on nous a fait entrer dans une pièce : elle y était, mais en camisole de contention. » Je ne faisais que prendre le relais de leur sollicitude. Disons qu’elles avaient donné, sur ce chapitre.
… et planifiant sa mort. Michelle attendait la mort comme une libération. Elle avait hâte, en toute lucidité, de quitter ce monde de misère. Elle avait insisté pour signer un préarrangement funéraire et avait indiqué ce qu’elle souhaitait, et ne souhaitait pas. Elle exigeait notamment d’être enterrée le plus loin possible de ses parents, donc pas dans le même cimetière. Et ajoutait ceci : « Je veux être enterrée avec mes affaires et avec mes valises, est-ce que je peux compter sur toi, Édith? » me demandait-elle?
Toujours aussi activement délirante. Inutile de tenir tête à Michelle. J’opinais de la tête, sans plus. Son épilepsie semblait sous contrôle. Mais pas la schizophrénie, de toute évidence. Ses démons la hantaient, malgré la médication importante qu’elle prenait. Les hallucinations se manifestaient de façon permanente, mais avec une intensité variable. Exactement comme dans le film « A Beautiful Mind », dont le héros vit en symbiose permanente avec ses « tortionnaires » ou, si on préfère, avec ceux qui ont pris possession de son esprit.
Quand les esprits qui avaient pris possession de Michelle proféraient des menaces trop intempestives, m’expliquait-elle, elle me demandait d’espacer mes visites. Pourquoi, demandais-je? Parce qu’ils n’aiment pas que tu viennes me voir. Qui ça? Elle demeurait vague. Quand elle se mettait à se mutiler, en se blessant volontairement sur les cuisses, par exemple, en disant obéir aux ordres qu’elle recevait, le personnel me demandait d’espacer mes visites. Michelle me rassurait en me disant qu’on se reverrait bientôt. Ce qui était effectivement le cas.
« J’aimerais aller à Charlesbourg. Revoir la maison. » Nous l’invitions à prendre un repas, mon mari et moi. Elle acceptait toujours mais ne restait jamais très longtemps. Sitôt le repas terminé, elle nous demandait gentiment de la ramener à « La Jemmerais ». Pourquoi? Là était dorénavant son refuge. Comme si, quelque part, elle gardait une part de retenue pour se mettre en garde contre un excès d’enthousiasme ou se prémunir contre une déception future. Le monde extérieur était un univers hostile dont elle avait été exclue pendant tellement longtemps qu’elle ne s’y sentait pas à l’aise. Nous ne parlions jamais du passé. Pas une seule fois est-elle revenue sur les années précédant son internement.
Elle ne semblait entretenir aucune animosité contre ma mère, par exemple, se limitant à demander comment elle allait. Sur mon père, décédé, jamais une allusion. Mais un jour alors qu’elle avait passé quelques heures en notre compagnie, elle nous dit soudainement, alors que nous ne nous y attendions pas : « J’aimerais aller à Charlesbourg. Revoir la maison. » Comme nous ne savions à quelle maison elle faisait référence, j’ai demandé : « Celle de grand-maman Lizzie? » « Non. L’autre. »
Elle voulait donc revoir la maison que mon père avait fait construire après son remariage avec Marcelle et où Michelle n’avait vécu que de 1951 à 1955. La maison où Marcelle, ma mère, vivait toujours… Cela ne s’annonçait pas comme évident…