EdithBedard.ca Mon arbre

EdithBedard.ca

176 – Retrouver Michelle

Le moment était venu… À la mi trentaine, en 1985, à la faveur de ma rencontre avec un nouveau conjoint, ma vie a pris un tournant décisif. Très rapidement, après notre rencontre, nous nous sommes tout dit sur nos vies, nos inquiétudes, sur nos aspirations mais aussi sur les fantômes qui hantaient nos greniers intérieurs. Nous nous sommes acceptés tels que nous étions, en ouvrant tous les tiroirs affectifs, même les plus cadenassés, qui constituaient notre bagage affectif à l’un et à l’autre. Une des premières personnes dont je lui ai parlé fut Michelle. J’en ressentis un énorme soulagement. Comme si je m’étais libérée d’un poids. Je venais de me défaire de ce secret de famille.

Mais il restait bien plus à accomplir comme cheminement. Je voulais revoir Michelle.

Âpre négociation avec Charlotte. Cela prit plusieurs mois. Il me fallait apprivoiser la peur de l’approcher, ne serait-ce que physiquement, et la crainte d’être rejetée par elle. Il faudrait également affronter le Commandeur Charlotte, celle qui décidait ultimement de tout dans la famille. Charlotte, ma demi-sœur, adorait susciter les conflits ou les entretenir. Elle maîtrisait avec un doigté inégalé l’art de l’exclusion, du rejet, parfois suivis du pardon et de la réintégration au sein de la famille. Un conflit alimenté par Charlotte pouvait durer des années, voire une vie. Elle adorait le pouvoir qu’elle exerçait ainsi sur les autres et en tirait une grande satisfaction. On lui devra des guerres qui provoqueront des blessures douloureuses et des fractures jamais guéries.

Je m’ouvris à mon autre demi-sœur, Andrée. Pourquoi veux-tu revoir Michelle? me demanda-t-elle. Je ne me souviens plus très bien de ce que je fournis comme motif. Elle différa sa réponse, préférant sûrement en discuter avec Charlotte. Le verdict me fut livré quelque temps plus tard : mieux valait attendre. Elles n’étaient pas sûres que Michelle souhaitait me voir ni qu’elle était assez bien pour une telle rencontre. Traduction : Charlotte n’est pas prête à lâcher prise.

Michelle souhaite me revoir. Je suggérai à Andrée d’en parler directement avec Michelle. Je ne sais pas si elle le fit. Mais les événements allaient me servir. La santé de mes deux demi-sœurs n’était plus très bonne. Elles avaient moins d’énergie. Au fond, cela les arrangerait peut-être de passer la main. Quelques mois passèrent. Puis on finit par m’indiquer que Michelle souhaitait vivement me revoir. Finalement, il fut entendu que je me rendrais rejoindre Andrée lors d’une de ses visites à Michelle. La situation reflète bien combien nous étions inféodées à Charlotte. Elle allait renoncer à son emprise sur la situation, mais à regret.

17601Trop tard pour reculer… Et nous y voilà. On est en août, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Il fait chaud et ensoleillé. Un temps magnifique. Je me dirige en automobile vers le site de l’hôpital psychiatrique où, quand j’étais enfant, nous venions chercher Michelle. On m’a donné les directions. Je sais où me rendre. Je dois dépasser le bâtiment principal, cet édifice gris et sévère, mais qui n’a plus de barreaux, le longer et poursuivre ma route en direction d’un pavillon qui a pour nom « La Jemmerais ». Là même où mon père, Urbain, avait fait la connaissance de Louisette, sa première femme et mère de Michelle. Ce pavillon, construit en 1928, logeait alors l’École des infirmières de l’Hôpital Saint-Michel-Archange. Mon père avait même photographié l’édifice. C’est là que Michelle habite et vit. Elle dispose d’une liberté relative qui lui permet de circuler à loisir sur le site de l’hôpital. Quelle triste coïncidence.

Une appréhension intensément ressentie. La gorge nouée, je négocie la lente approche de mon véhicule automobile vers La Jemmerais, sans trop savoir à quoi m’attendre. Mon souvenir de Michelle est associé à la colère, à des gestes précipités des mains, à une présence physique difficile à définir mais très particulière. J’ai peur d’avoir peur, de me retrouver face à mes terreurs d’enfant. Pour peu, je rebrousserais chemin. Je pénètre dans le stationnement extérieur qui fait face à l’édifice.

Et là, dehors, appuyée contre le parapet de pierre du perron extérieur, je l’aperçois. Une femme d’un âge certain, plutôt petite et tassée, obèse, cheveux courts, portant des lunettes. Et très souriante. Je ne me souviens pas des manœuvres que j’ai faites pour stationner mon auto et m’en extraire, ni de la façon dont je me suis approchée d’elle.

17602Michelle me tend les bras. Tout ce que je sais c’est que, avant même que je sois rendue à elle, ses bras se sont déjà ouverts, se tendent vers moi et que je m’y précipite, parce que j’ai su immédiatement que c’est elle. Je tombe littéralement dans ses bras. Une vague d’émotions immenses nous submerge. Nous nous sommes reconnues. Pas un instant, je ne doute que ce ne soit elle. « Ma petite Édith, me dit-elle doucement mais avec chaleur, que je suis contente de te revoir! ».

Moi qui m’imaginais que j’aurais à faire les premiers pas, qui me demandais ce que je devrais dire ou ne pas dire, tout cela est balayé à l’instant. Je suis remuée. J’ai les jambes en compote. Mes yeux se sont remplis de larmes. Je fonds. Je n’en reviens pas de sa générosité. Elle, qui a tant souffert, qui a été humiliée, rejetée hors de notre famille, qui a passé les plus belles années de sa vie prisonnière dans cette institution, sans que jamais il ne puisse être envisagé un retour à la normalité, qui a connu les camisoles de contention, l’isolement, les maladies et chirurgies à répétition, l’absence d’intimité, les drames des autres au quotidien, elle m’offre son cœur, comme si le temps ne nous avait jamais séparées. Nous nous sommes retrouvées.

Et là, ce n’est pas sa folie d’antan qui remonte, avec mes peurs paniques qui semblent avoir été mon seul souvenir lancinant pendant toutes ces années. C’est son affection, son attachement à moi. Elle m’aimait et je l’aimais. Quelque part, malgré l’horreur que nous avions vécue et dont elle était la seule victime, nous avions, semble-t-il, il y a trente ans, édifié l’une à l’égard de l’autre une niche d’affection.

Michelle une femme forte et volontaire. Puis, avec cette détermination que je ne lui connaissais pas mais qui sera sa marque de commerce, sans se démonter ni perdre sa contenance, elle me dit : « Reviens me voir samedi prochain. Aujourd’hui, c’est trop court. On manque de temps. De toute façon comme Andrée est ici, on ne pourrait pas parler tranquillement! ».

Je lui laisse mon numéro de téléphone afin qu’elle me confirme le moment de notre prochaine rencontre. Andrée, légèrement abasourdie, accuse le coup. C’est la fin d’une époque. Le début d’un autre chapitre. Au grand jour. Une histoire qui durera jusqu’à la mort de Michelle, en 1991.

Bien sûr on ne rattrape pas trente ans de silence et d’absence. Mais le fait de retrouver ma demi-sœur Michelle m’a apporté la sérénité. Et je pense qu’elle-même en a ressenti une grande joie.

177 - L'univers de Michelle

 

Recherche
Merci de faire connaître ce site