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175 – Michelle, morte et vivante en même temps (2 de 2)

Michelle, schizophrène et internée, entraperçue au décès de notre père. Je n’ai pas vu Michelle pendant trente ans, entre l’âge de cinq et de trente-cinq ans. Sauf à une occasion, au décès d’Urbain, mon père, en janvier 1968. C’était la veille des funérailles. Cela faisait deux jours qu’il était exposé. Les visiteurs au salon funéraire s’étaient succédés à un rythme soutenu car, à cause de son métier de médecin, il était en contact avec de nombreuses familles. Les enfants qu’il soignait l’aimaient particulièrement. Ils avaient été nombreux à venir lui rendre un dernier hommage.

Andrée me prévint qu’en fin de journée, juste avant la fermeture du salon, Michelle viendrait rendre un dernier hommage à Papa et que Charlotte et elle-même l’accompagneraient. On s’arrangerait pour que le tout se fasse discrètement. Cela m’étonna que Michelle veuille se recueillir sur la dépouille de son père, qu’elle refusait pourtant depuis des années de revoir. Peut-être préférait-elle le regarder mort plutôt que vivant… J’avais tellement bien intégré le déni entourant son existence que la perspective de me retrouver face à elle ou d’avoir à lui parler m’avait considérablement incommodée. Je n’avais aucune envie de la rencontrer.

17501Michelle rayée de mon radar… Michelle ne faisait pas partie de mon existence et j’étais suffisamment bouleversée par le décès de mon père, auquel j’avais assisté, trois jours plus tôt, alors qu’un médecin de l’Hôtel-Dieu tentait de le ranimer, sans qu’en plus un fantôme vienne s’ajouter au tableau. Je m’étais donc arrangée pour ne pas la croiser. Je m’étais défilée, sans aucune générosité. En m’éclipsant, par une porte secondaire, j’avais bien aperçu une silhouette, plus dense et corpulente d’ailleurs que ce dont je me souvenais, qui s’avançait péniblement dans le terrain de stationnement, en compagnie de mes deux sœurs. C’était sûrement Michelle. Je détournai le regard.

… et de la famille Bédard. Je balayai du regard cette silhouette qui me mettait mal à l’aise sans la voir, je la rayai littéralement de mon champ de vision comme si mon radar intérieur n’était pas programmé pour l’identifier. Pourtant il m’était arrivé de tomber au cours des années sur des photos de Michelle : Andrée me laissait parfois parcourir les albums de photos de l’enfance du « quatuor » (voir chapitre 160 Mon père avait deux femmes) qu’elle conservait précieusement dans la chambre qu’elle partageait avec Charlotte : Michelle chérubin aux cheveux blonds bouclés, Michelle au milieu de son frère et de ses sœurs et même Michelle chez Lizzie, bien après le remariage d’Urbain avec ma mère. Impossible de nier qu’elle ait été partie prenante de la famille avant son internement.

Un non-dit durement payé. Ce non-dit, ce déni inconfortable, dura pendant trente ans, en ce qui me concerne du moins. J’en payerai durement le prix car l’ayant dissimulé tout naturellement à un jeune homme que je fréquentais sérieusement, alors que j’avais vingt-deux ans, je n’eus à un moment donné d’autre choix que de lui révéler ce chapitre secret de notre histoire de famille. Mes deux sœurs, l’une installée à Toronto et l’autre à Montréal, s’étaient annoncées.

Marcelle, de mauvais conseil. Ma mère, qui avait abordé le sujet avec moi, m’avait conseillé de lui « parler de Michelle  le plus tard possible ». En fait, elle me suggérait de lui révéler la chose quand il ne pourrait plus reculer. N’était-ce pourtant pas ce qu’elle avait cruellement reproché à mon père, qui lui avait révélé ce secret la veille de leur mariage, m’avait-elle déjà avoué? Je réussis pendant quelques mois à ne pas mettre mon soupirant au courant de la situation. Je continuais d’endosser cette consigne du silence qui ne pouvait que porter malheur.

Une tare génétique qui me suivrait toute ma vie. Mal m’en prit. C’en fut fait de mes projets avec ce jeune homme. Il me largua sans délai. Ce qui, rétrospectivement, fut une bonne décision, car tout nous séparait. Mais quand cela arriva, ce n’est pas ainsi que j’analysai la situation. J’en ressentis un profond sentiment d’humiliation et d’injustice. J’en fus fort perturbée. Ma mère, quant à elle, avait ainsi conclu l’affaire: «  De toute façon vous n’étiez pas faits l’un pour l’autre».

Son commentaire n’avait rien à voir avec le fond du problème, qui demeurait entier et qui était loin d’être résolu. Pour la première fois, je saisissais la signification de ce secret de famille et en quoi il me rattraperait toujours : cette tare, schizophrénie et épilepsie, je la portais en moi, elle était inscrite dans mes gênes! D’autant que j’étais née en janvier, comme Michelle, comme mon père d’ailleurs. On commençait à parler dans les revues spécialisées d’une théorie selon laquelle la schizophrénie était plus fréquente chez les individus nés en hiver. Quoi que j’y fasse, je ne pourrais jamais m’en défaire! Le déni me rattraperait toujours! La maladie mentale de Michelle était également la mienne. Du moins c’est ce que je croyais à l’époque.

Le dévouement de Charlotte et d’Andrée. Les deux seules personnes qui prirent à cœur le bien-être de Michelle au cours des années qui suivirent furent mes deux demi-sœurs. Elles firent preuve d’un dévouement qui ne se démentit jamais. Elles gardaient contact avec elle, même après avoir quitté Québec et leur installation définitive à Montréal et à Toronto. Elles faisaient régulièrement le trajet vers Québec, dans le seul but de la voir et de s’assurer que tout allait bien. Charlotte et Andrée séjournaient alors chez mes parents! Elles retrouvaient la chambre où elles avaient dormi, s’asseyaient à table pour prendre un repas avec nous. Nous savions tous pourquoi elles étaient là. Elles disaient même : « Cet après-midi, nous allons voir Michelle ». Personne ne relevait, du moins pas en ma présence. Voilà jusqu’où allait le tabou! C’en était ubuesque.

Mon père, Urbain, veille sur Michelle. Avec le recul du temps, j’ai acquis la certitude que ce tabou c’est ma mère qui l’avait édicté. Et que mon père s’était incliné, brisé de toute façon par ce secret qu’il cachait. J’ai retrouvé une lettre datée du 23 février 1960, qu’il adresse à Andrée, qui vit maintenant à Montréal. Papa parle de choses et d’autres : la télé dont il a fait cadeau à ses deux filles, le mal de dos qui le fait souffrir depuis son récent accident de voiture, etc. Mais surtout il informe Andrée, qui doit venir à Québec dans quelques jours, que Michelle attend sa visite avec impatience : « Michelle sera « disponible » samedi après téléphone à L. de Chérubrier. Elle est anxieuse quant à ta visite. Tu peux te préparer à « shopper » tard samedi. J’irai te reconduire. »

C’est donc signe qu’Urbain échangeait avec Charlotte et Andrée au sujet de Michelle et qu’il veillait sur sa fille internée, même si celle-ci refusait de le voir. Et ce malgré le déni qui entourait l’existence de Michelle. J’avais oublié combien il savait être attentif et aimant (Voir 175-04 Lettre d’Urbain à Andrée).

Urbain, ému par la mort d’une souris. Ma mère était fort souvent absente. Tous les prétextes étaient bons pour s’évader: un voyage en Floride, à New-York, un séjour dans la famille à Black-Lake, etc. Mon père la qualifiait de « gypsie ». Elle nous abandonnait à nous-mêmes, souvent pendant plusieurs semaines. Je croyais être la seule à en souffrir. Eh bien non, mon père lui aussi en souffrait. Et c’est sa grande solitude à lui qui émerge, dans ce commentaire, extrait de la même lettre et bien de son cru, sur la disparition d’une souris qui avait élu domicile dans notre maison et qui rongeait la moquette du salon. Nous en étions venus à l’aimer, cette rongeuse nocturne, car elle faisait partie de notre vie : «  À Charlesbourg, rien de nouveau en somme. Hormis la mort de notre rongeuse de tapis trouvée inerte dans la cave et à qui on avait servi une tartine appropriée. Partie sans laisser de postérité ou ne laissant pour la pleurer que des enfants en bas âge, pas encore capables d’assurer leur existence. »

À qui fait-il référence, vraiment? Aux hypothétiques bébés souris? À ses propres enfants, privés de leur maman? Ou à lui-même, rongé par le remords, brisé et seul avec lui-même? S’identifierait-il ultimement à cette souris? Le tout est d’une tristesse consommée.

176 - Retrouver Michelle
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