À la maison, après qu’elle nous eut quittés (voir chapitre 173 Un secret de famille, l’internement de Michelle), on ne parlait jamais de Michelle, sauf à mots couverts.
L’existence de Michelle complètement occultée. Je sais que cela est difficile à croire, mais même si une partie de moi s’est souvenue de Michelle au cours des vingt-cinq ans où nous ne nous sommes ni vues ni parlées, l’autre partie l’avait complètement évacuée. Elle demeura pendant vingt-cinq ans une branche manquante de mon arbre. Je la sentais en moi, comme un amputé qui a perdu un bras et reçoit encore les influx nerveux du membre disparu. Mais je n’arrêtais pas de me convaincre qu’elle n’existait pas. Je ne pense pas, devenue adolescente puis adulte, avoir ne serait-ce qu’une seule fois interrogé mon père puis ma mère, au sujet de Michelle. Je fonctionnais simultanément sur deux circuits mentaux indépendants l’un de l’autre. Je ne voulais pas penser à cette réalité qui était à la fois encore très vive et en même temps dissimulée quelque part dans ma mémoire. Alors, je l’occultais.
Quelques photos témoignaient pourtant de la présence indéniable de Michelle au sein de notre famille, peu avant son internement en 1955. Des photos sur lesquelles apparaît également ma grand-mère maternelle, Julia, signe que la famille Côté de Black-Lake connaissait Michelle.
Michelle me faisait peur. Il m’arrivait de me souvenir, mais confusément, d’une tête rasée, sans doute suite à sa lobectomie. Mais aussi d’une grande jeune fille blonde et bouclée au regard globulaire et fixe et qui piquait des colères. Qui ne sortait pas. Qui était ténébreuse et solitaire et qui tenait des propos incohérents et énormes. Qui disait des choses incongrues, crues et inconvenantes que je gobais d’un coup et qui, pour ma petite tête de quatre, cinq ou six ans, me dérangeaient beaucoup et me déstabilisaient dans mes certitudes naissantes.
Ainsi, était-il vrai que des extraterrestres allaient venir et nous enlever? Que les murs s’ouvraient et que sa mère en sortait? Qu’elle recevait des ordres des autorités divines et qu’il fallait qu’elle les exécute? Tout cela n’était-il pas vrai puisqu’elle l’affirmait? À cinq ans, me semble-t-il, un enfant est en train de se construire aux plans conceptuel et émotif et la différenciation entre le vrai et le faux, le rationnel et l’irrationnel ne va pas de soi. Or Michelle, par ses propos et ses gestes erratiques, m’interpellait sans cesse dans mes convictions naissantes. Elle me faisait miroiter un univers parallèle auquel je ne savais pas si je devais adhérer ou pas. Le tout était très dérangeant. Ce versant de sa personne découlait de sa schizophrénie. Je revois la façon qu’elle avait de marcher parfois en fixant le plafond et en agitant les mains. Je me souviens d’avoir eu tellement peur d’elle que les rares poils qui me couvraient les bras se hérissaient. Il faut réaliser que j’étais toute petite. J’avais accumulé un capital de frayeurs suffisant pour stopper toute velléité de compassion et d’affection.
Des crises d’épilepsie graves… Michelle était fréquemment la proie de crises d’épilepsie. L’épilepsie se manifestait simultanément à sa schizophrénie, conférant encore plus d’effet dramatique à ses comportements. C’est une maladie neurologique, et non mentale, dont les manifestations sont éprouvantes à regarder pour ceux qui sont les témoins des crises qu’elle provoque. Elle est tout aussi déstabilisante pour les personnes qui en sont affectées, qui perdent conscience, ont des convulsions, bref n’ont plus aucune maîtrise de leur esprit et de leur corps. Quand elles reprennent conscience, elles n’ont aucune mémoire de ce qui s’est passé. Quelle angoisse! Moi, comme enfant, j’étais un témoin mal informé du phénomène, et mal outillée pour y faire face.
…précédées de signes avant-coureurs terrifiants. Les signes avant-coureurs de ces épisodes étaient par-dessus tout terrifiants. Ils s’annonçaient parfois des jours à l’avance, quand son humeur changeait, ou quelques instants seulement avant la déflagration. Lors de ces crises soudaines d’épilepsie où elle entrait en convulsion, je courais chercher ma mère ou mon père. Le flacon d’éther que celui-ci sortait d’une tablette située dans l’escalier qui menait à la cave, et qui avait l’effet d’un anesthésique, je le revois encore. Je me souviens précisément de la forme de ce flacon, en métal gris, avec un bouchon de très petite dimension doté d’un embout caoutchouté.
Une consigne édictée par Urbain : on ne mentionne pas Michelle. Dans la foulée de son internement, en 1955, Michelle avait été rayée de nos vies. S’il arrivait qu’à l’école on m’interroge sur la composition de ma famille en me demandant combien j’avais de frères et de sœurs, que devais-je répondre? Laquelle des deux options devais-je choisir? Michelle existait-elle ou n’existait-elle pas? Déjà que, dans mon cas, il fallait expliquer que la famille comptait deux mariages, donc un demi-frère et des demi-sœurs!
Je me modelais sur le discours que tenait mon père en de telles circonstances : il répondait que sa fille Michelle était infirmière et qu’elle ne vivait pas à Québec. C’est la réponse qu’il fit au nouveau curé de la paroisse, quand celui-ci vint nous rencontrer pour sa première visite annuelle et qu’on l’invita à s’asseoir au salon. J’écoutai cette explication frauduleuse, assise sagement sur les genoux de mon père qui, pas un instant, ne douta de ma loyauté à l’égard de ce mensonge si bien tourné et délivré sans aucune hésitation. Il savait que je ne le contredirais pas. Comment aurais-je pu? Quand c’est votre propre père qui pèche par omission, vous vous ralliez. À l’école, c’est le message/mensonge que j’utilisais, du moins avec mes professeurs, le cas échéant si des informations de nature biographique devaient être fournies.
Des sorties dans les premiers mois de son internement. Je me souviens, donc je me souvenais, que pendant quelques mois et au début de son internement, Michelle sortait le dimanche pendant les quelques heures qu’elle passait chez ma grand-mère et mes deux tantes. Mon père et tante Thérèse allaient la chercher à l’Hôpital Saint-Michel-Archange à 11h 30. Il m’arrivait de les accompagner. Nous stationnions l’automobile devant l’entrée principale de l’institution. Mon père attendait, cigarette aux lèvres, assis dans son auto. L’édifice était massif, en pierre taillée grise. Ce qu’il avait de particulier c’est que toutes les fenêtres étaient munies de grillage. Cela m’impressionnait beaucoup. Tante Thérèse allait chercher Michelle à l’intérieur puis l’escortait jusqu’à l’auto. Papa nous ramenait à Charlesbourg puis les déposait chez ma grand-mère. J’étais souvent invitée à me joindre à elles.
J’appréciais ces invitations car autant tante Thérèse que ma grand-mère étaient de fines cuisinières. Leur rôti de veau, servi avec une sauce à la menthe toute britannique, était braisé à point et un pur délice. Mais cela ne dura qu’un temps. Michelle devenait de plus en plus irascible et incontrôlable. Elle avait pris beaucoup de poids, sans doute à cause de la médication qu’on lui administrait. Je me souviens qu’un jour elle s’était emportée parce qu’on lui offrait de remplir de nouveau son assiette. Elle s’était hérissée et avait piqué une colère extrêmement vive, ses propos me reviennent même en mémoire tellement elle était montée contre mes tantes : « Je ne vis pas pour manger! Je mange pour vivre! ». J’avais eu peur, de même que mes tantes, qui lui étaient pourtant très attachées. Son comportement était devenu trop erratique et ingérable. Cet incident mit un terme aux sorties dominicales. C’est à partir de là que je n’eus plus aucun contact avec elle. Et que je l’effaçai, non pas de ma mémoire virtuelle mais de ma conscience.
Une haine profonde à l’égard de Marcelle. Pourquoi Michelle ne mettra-t-elle jamais les pieds chez mes parents, durant cette période où elle était autorisée à sortir le dimanche? Parce qu’elle avait développé à l’égard de Marcelle, sa belle-mère et ma mère, une haine et une agressivité très fortes, qui n’avaient d’égales que la haine qu’elle ressentait à l’égard de Louisette, sa défunte maman. Le tout était imputable à son univers mental perturbé. On peut imaginer ce que la situation pouvait avoir d’inconfortable pour ma mère.
Un facteur non négligeable avait contribué à fragiliser la relation entre Michelle et ma mère. C’est que maman n’avait été informée de la maladie mentale de sa belle-fille que la veille du mariage avec Urbain, alors que celui-ci l’avait conduite chez Lizzie pour rencontrer ses enfants. Ce fait est noté par Ferdinand Verret dans son Journal (voir chapitre 172 De Louisette à Marcelle). Et il me fut confirmé par ma mère, des années plus tard. Plus question de reculer ni de se raviser : les noces se tenaient le lendemain! Ma mère s’était sentie dupée par mon père et ne lui pardonnera jamais cette omission.
La gangrène des familles. Les secrets rongent l’âme des familles. Ces vecteurs de mensonges ouvrent la voie à la dissimulation, aux écrans, aux esquives, au déni. Et finalement à l’exclusion et à la mort symbolique. Pendant vingt-cinq ans, Michelle ne sera d’aucune célébration, d’aucun anniversaire. Son nom ne sera jamais explicitement mentionné quand on dressera la liste des cadeaux à acheter pour Noël, par exemple.
Michelle devint une personne fantôme. Notre deuxième, le premier étant Louisette, l’épouse décédée (voir chapitre 160 Mon père avait deux femmes). Un huis clos psychologique, du moins en présence de mon père et de ma mère, qui allait pendant des années teinter notre existence et accentuer encore davantage nos dysfonctionnements.
Urbain un homme brisé. Mon père souffrait énormément. Mais sans le verbaliser. Alors sa douleur s’exprimait souvent sous forme de colère. Je crois qu’il ne s’était jamais remis de la mort de sa première femme. L’internement de Michelle acheva de le briser émotivement.